terça-feira, 7 de dezembro de 2010

O DEVER DA CÓLERA


Dans une démocratie d’opinion, il faut aussi savoir se battre sur le véritable sens des mots. Nous avons un vrai devoir de colère. J’emprunte cette formule à cet admirable ami de 93 ans, Stéphane Hessel, dont la ténacité nous montre la voie. Quand les peuples d’Irlande, de Grèce, du Portugal, de France sont dans la rue ; quand les « gens de peu » refusent d’expier les fautes des acrobates de la finance et des cyniques de Wall Street, il faudrait être fou pour ne pas partager leur indignation.

Ingouvernables, les Français ? Ronchons les Irlandais ? Allons donc ! On pense plutôt à ce vers de Friedrich Hölderlin : « les peuples somnolaient, le destin prit soin qu’ils ne s’endormissent pas ». Seuls les myopes volontaires oublient de prendre la mesure du gouffre qui sépare aujourd’hui le monde des décideurs et commentateurs (dont nous faisons partie) de ce que l’on appelle, avec une once de dédain, les « classes populaires ». Entre ces deux univers, la distance approche aujourd’hui du point de rupture. Tandis que l’on disserte à l’infini sur les chances de Tartempion « aux primaires », ou que l’on compte sur ses doigts le nombre de manifestants dans un défilé, un immense frisson traverse l’Europe entière. Il est chargé d’humiliations refoulées, d’injustices ravalées, d’inquiétudes toxiques.

Oui, soyons en colère, mais de cette colère critique faisons le meilleur emploi possible ! Il existe un champ de bataille trop négligé, celui du langage. Si les citoyens n’écoutent plus les discours, s’ils boudent l’homélie répétitive des médias, c’est – aussi – parce qu’une langue commune est en ruine. À côté des « banksters », que les peuples accusent de leur avoir fait les poches, ont pris place les « voleurs de mots ». Rien de plus logique. Dans une démocratie d’opinion, le langage et le vocabulaire deviennent des lignes de front. C’est là qu’il faut monter la garde. 

Toute langue humaine court en effet le risque d’être vidée de son sens. Songeons à ce que les nazis avaient fait de la langue allemande. Des formules faussement anodines se répandent alors dans l’air du temps, comme un gaz inodore mais létal. Ludwig Wittgenstein répétait que nous devions lutter « contre la manière dont le langage ensorcelle notre intelligence ». Or, le langage de nos démocraties a été gravement ensorcelé depuis trente ans. Une idéologie invisible s’est trouvée intériorisée par ceux-là même qui prétendaient la combattre. Il faut débarbouiller tout ça.

Les exemples ne manquent pas : la façon dont le mot « populisme » a été transformé en arme de dissuasion massive contre la gauche ; le tour de bonneteau qui a permis de remplacer le mot « capitalisme » par celui, moins répulsif, de « libéralisme » ; la formule « cercle de la raison », inventée jadis par Alain Minc pour faire accroire aux citoyens que les marchés étaient plus « raisonnables » que les élus, etc. Ajoutons les risibles éléments de langage fournis dorénavant aux ministres en exercice et qui transforment ces derniers en droïdes bègues de « la Guerre des étoiles ». 

Prenons trois exemples moins grossiers mais dont l’efficacité est redoutable. Au mot « gouvernement », on préfère celui de « gouvernance » ; à la « réglementation », on a substitué la « régulation » ; quant à la « volonté » politique elle se voit rebaptisée « volontarisme » politique. Ces trois mutations ont été benoîtement acceptées par tous, à droite comme à gauche. Misère ! Elles surdéterminent le jacassin ordinaire. Oh, pouvoir ensorcelant du langage !

Ces trois mots, en effet, transmettent de manière subliminale la même injonction, et elle est clairement démobilisatrice. La « gouvernance » est moins contraignante, et plus floue, que le gouvernement. La « régulation » est plus évasive que la réglementation. Le « volontarisme » laisse entendre que la volonté démocratique ne serait qu’une posture, voire une idéologie. C’est fou ! Le mot renvoie d’ailleurs à la formule de Friedrich August von Hayek, théoricien de l’ultralibéralisme, qui stigmatisait les keynésiens et les partis de gauche en dénonçant leur « constructivisme ».

De cette façon, par le truchement du langage, on désarme en douceur une démocratie en l’empêchant « mentalement » de résister aux marchés. Les peuples sentent bien qu’après avoir ruiné leurs finances, on a confisqué leur langage. 

Il faut le leur rendre.

Jean-Claude Guillebaud
Nouvel Observateur N° 2404 du 2 décembre 2010
 

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