L'empire du cynisme
Par Jean-Claude Guillebaud
Pour conclure cette année, j’aimerais aller jusqu’au fond du trou pour y trouver de quoi nous remonter le moral. Une formule revient en boucle ces jours-ci : la crise est systémique. On veut dire par là que la déflagration de septembre 2008 n’en finit pas, en mutant, de propager ses effets.
Bancaire à l’origine, elle est devenue financière, puis économique, sociale et enfin politique. Elle est en train de devenir « psychique ». En minant la cohérence du système néolibéral, elle ajoute une désillusion après beaucoup d’autres. Avec l’apparition de libéraux désenchantés, de défenseurs de l’euro pris de doutes ou de « mondialistes » soudainement perplexes, une boucle historique se referme. Le désenchantement apparaît désormais comme l’horizon indépassable du nouveau siècle.
Du coup, il flotte dans l’air du temps un acharnement démystificateur, une volonté de ne pas être dupe, une tendance au déboulonnage de tous les projets et convictions. Des générations entières ont le sentiment d’avoir été dupées ou fourvoyées et la défiance touche maintenant toutes les classes d’âge. Anciens staliniens effarés d’avoir découvert la cruauté obtuse du totalitarisme rouge ; vieux militants anticolonialistes qui vivent mal la dérive de certains pays du Sud où les « libérations nationales » ont débouché sur la gabegie et le massacre ; anciens gauchistes toujours marris d’avoir soutenu les despotes de Pékin, de Phnom Penh ou de Hanoi. À ceux-là s’ajoutent dorénavant les défenseurs déconfits du capitalisme qui voient ce dernier arraisonné par la finance et la goinfrerie.
Ainsi entrons-nous tous dans une période soupçonneuse, désenchantée, critique jusqu’à la dérision. Présentée ainsi, la « crise » devient psychique, en effet, c’est-à-dire effroyablement dangereuse. Elle porte en elle la raillerie générale, le sarcasme et la désespérance, un peu comme la juste révolte contre les « élites » risque à tout moment de se métamorphoser en cynisme désabusé. Tout est pourri ; tous des salauds ; tout est faux ; rien n’est estimable, etc. On connait la chanson. On sait où elle conduit.
Or, en cette fin décembre, nous abordons à ces rivages inhospitaliers. Le moment historique en Europe est celui des « petits malins » à qui l’on n’en conte pas. Nous voulons être les procureurs intraitables de toutes les illusions, les spectateurs sarcastiques d’une comédie qui ne nous fait plus rire. Électeurs, nous nous flattons de ne plus faire confiance aux élus. Contribuables, nous soupçonnons l’État de tous les gaspillages. Citoyens, nous jugeons notre démocratie menteuse et frivole. Malades, nous nous méfions des médecins, Justiciables, nous ricanons de la justice. Parents, nous clamons que l’école ne sait plus où elle va. Nous voilà ivres de lucidité et de soupçon. En notre for intérieur, nous jurons que l’on ne nous grugera plus. Nous campons en somme – et hargneusement – dans un quant-à-soi finaud, dont les blogs du web, par leur violence, portent témoignage. Un nouvel empire nous menace : celui du cynisme.
La cohésion sociale est en péril, mais la « cohésion mentale » l’est plus encore. Nous devrions nous méfier de cette panne psychique. On ne peut vivre ensemble sans un minimum de confiance et de convictions partagées. Toute communauté, tout groupe humain a besoin de repères symboliques, de convictions, de projets. Entre la lucidité nécessaire et le cynisme chimiquement pur existe une frontière, une limite, un seuil qu’on ne franchit pas sans péril. Comment vivrons-nous demain ? Comment tiendrons-nous debout notre démocratie et nos institutions si nous raillons par avance la moindre conviction ou détermination ?
On songe à la belle exclamation de Nietzsche dans le livre III du « Gai savoir » : « Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon ? » Puisqu’on nous invite à formuler des vœux pour la nouvelle année, j’en proposerai un seul. Remettons-nous en tête cette conviction première, basique, simple et forte mais sur laquelle tout le reste se reconstruira : un autre monde est possible. De cela ne doutons jamais.
Le Nouvel Observateur N° 2407-2408 du 23 décembre 2010 au 5 Janvier 2011
2 comentários:
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