L'auteur de l'«Enquête sur les nouveaux réactionnaires» publie un nouvel essai dénonçant l'offensive contre les Lumières à l'échelle planétaire.
(Entrevista a Daniel Lindenberg - Le Nouvel Observateur nº 2340 (10 a 16 Setembro 2009)
Le Nouvel Observateur. - Sept ans après la polémique suscitée par votre livre «le Rappel à l'ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires», vous écrivez que «les nouveaux réactionnaires ne sont plus des éclaireurs, ils sont au pouvoir». Comment analysez-vous cette «régression idéologique» ?
Daniel Lindenberg. - En 2002, un «politiquement correct» était en train d'en chasser un autre. Et, comme toujours, le conformisme le plus plat se parait d'une défroque rebelle. L'heure était, en littérature comme en philosophie politique, à la levée des tabous. Feu sur le «droits-de-l'hommisme», l'héritage soixante-huitard, la culture de l'excuse face aux sauvageons de banlieue, et j'en passe. Mais il y avait aussi dans l'air du temps un microclimat «orwellien». Une «nov-langue» subtile s'insinuait, où, pour ne prendre que cet exemple, la laïcité, généreusement «ouverte» pour les uns, devenait à la demande une machine à fermer la porte au nez des autres. Mais, bah, il ne s'agissait que de jeux de l'esprit. Ces nouveaux réactionnaires et ces idéologues «républicains» agissaient en ordre dispersé et ne voulaient surtout pas apparaître comme des faiseurs de rois. Mais, avec le long hiver du chiraquisme, un homme et son brain-trust se préparaient méthodiquement à ramasser la mise. Le catéchisme que je m'étais efforcé de révéler dans «le Rappel à l'ordre» fit les beaux jours de la campagne de la droite «décomplexée» (toujours ces fameux tabous !) en 2007. Quelques-uns se rallièrent ouvertement, d'autres pas, mais ce n'était pas là l'essentiel. L'important peut se résumer par ce slogan de la «rupture» par lequel Nicolas Sarkozy et ses plumes signifiaient que la droite assumait désormais son appétit de revanche non seulement contre «68», mais encore contre soixante ans d'Etat-providence et aussi, on le souligne moins, de «repentance», entendez la reconnaissance des fautes et des crimes de l'Etat français de Vichy à la guerre d'Algérie. Aujourd'hui les idées des nouveaux réactionnaires de naguère sont au pouvoir, avec une touche supplémentaire venant tout droit de la New Right américaine des années 1970, ce qui signifie en clair un arsenal intellectuel venu tout droit du pire XIXe siècle : prédisposition génétique au crime et à la folie et emprisonnement systématique des classes dangereuses. Une politique pénale s'est ensuivie, qui fait aujourd'hui exploser la «capacité d'accueil» des prisons. Foucault, reviens, ils sont devenus fous ! Ceux qui s'émerveillent du «pragmatisme» de nos dirigeants actuels, voire de leur «conversion» à l'anticapitalisme, feraient mieux d'être attentifs à la cohérence d'un projet idéologique qui n'a pas perdu le cap. Mais ceci est une autre histoire...
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N. O. - On assiste selon vous à une mondialisation des courants conservateurs contre les Lumières, au Nord comme au Sud. Est-ce une offensive concertée ? Peut-on vraiment croire à l'émergence d'une «internationale anti-Lumières»
D. Lindenberg. - Il n'y a évidemment ni complot ni offensive concertés. Il n'y a pas d'«internationale», mais une mondialisation des courants de pensée. Au Sud, comme au Nord, de l'Amérique à la Chine, en passant par l'Inde, le monde musulman, l'Afrique et, naturellement, l'Europe, ce sont les mêmes idéologies qui s'affrontent autour des questions de la rationalité et de la société ouverte. Suite à l'effondrement du communisme et du marxisme, ce sont les courants les plus rétrogrades qui ont retrouvé une nouvelle jeunesse. On ne voit en général que les conflits qui les opposent, en les ethnicisant. C'est ce que Huntington et ses nombreux épigones ont appelé «le choc des civilisations». Mais il existe bel et bien des collusions ponctuelles entre ces ennemis prétendument irréconciliables. Patrick Haenni a pu parler d'«axe de la vertu» à propos des luttes communes qu'ont menées, dans divers pays, dont la France, des «intégristes» musulmans, juifs, catholiques, protestants... contre le pacs, l'avortement, le mariage homosexuel, sans oublier le front uni contre l'enseignement de la théorie darwinienne de l'évolution. Il se peut que ces formes d'«union sacrée» viennent demain sérieusement compliquer l'échiquier géopolitique. Il est clair que, sans «chef d'orchestre clandestin», les idées de la révolution conservatrice européenne des années 1930 ont essaimé dans les directions inattendues. Ainsi certains théologiens iraniens des années 1960 se sont enthousiasmés pour Ernst Jünger et sa conception «héroïque» de l'existence. «L'être humain a soif d'héroïsme, a soif de sacrifice.» Cette rhétorique se retrouve chez les néo-conservateurs américains d'aujourd'hui. Ces derniers sont en effet perméables à la rhétorique de l'héroïsme et du sacrifice. Le succès du nationalisme ethnique chez un grand nombre de peuples du «Sud» est, lui aussi, souvent de filiation occidentale. D'un certain Occident, cela va sans dire, qui est plutôt celui de Spengler que de Voltaire.
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N. O. - Vous écrivez que, «partout dans le monde, la religion apparaît au premier plan lorsqu'il s'agit de trouver remède aux troubles identitaires qui accompagnent la globalisation». Comment se traduit ce retour politique du religieux ?
D. Lindenberg. - Toutes les enquêtes le confirment année après année : il n'y a pas de «retour» massif à la religion. La sécularisation continue son petit bonhomme de chemin, et s'étend même géographiquement. Mais, de façon concomitante, l'usage politique du religieux n'a jamais été autant pratiqué. Olivier Roy, dans ses travaux («la Sainte Ignorance», Seuil, 2008), explique ce paradoxe apparent. Le déclin des cultures et des communautés traditionnelles fait de l'appartenance religieuse, souvent bricolée et réinventée, le seul marqueur identitaire pour des individus pris de vertige dans le maelström de la «société liquide». Par ailleurs ceux qui veulent revenir sur la modernité démocratique (ou l'empêcher d'advenir) vont reprendre la démarche qui fut jadis celle de Charles Maurras, génial inventeur de l'idée même de révolution conservatrice. Chez le chef de l'école néoroyaliste, la conviction philosophique - hostile au christianisme - est radicalement séparée de la stratégie métapolitique (l'alliance avec l'Eglise romaine comme rempart contre la démocratie). C'est ainsi qu'on a pu définir Maurras, sans craindre l'oxymore, comme un «catholique athée». Sans aller aussi loin dans la dissociation, ceux qu'on appelle dans divers pays les «théoconservateurs» ou «athées dévots» appliquent la fameuse formule qui veut que «les ennemis de mes ennemis sont mes amis». Benoît XVI rassemble ainsi autour de sa figure emblématique ceux qui pensent que l'«Occident» est menacé par deux périls : le relativisme des valeurs et l'islam. Ce qui est vrai en Europe l'est aussi ailleurs, en changeant simplement les noms. L'actualité, qui favorise les obscurantismes en tout genre, favorise également le développement des peurs irrationnelles et quasi millénaristes. En témoigne le regain actuel et général des cauchemars apocalyptiques de masse, à travers lesquels la mondialisation des idées connaît un de ses développements les plus étonnants.
N. O. - Pour vous, le nouveau spectre qui hante l'Europe depuis la chute du communisme est l'islam. Pourquoi l'«islamophobie» est-elle à vos yeux l'une des facettes de la «révolution conservatrice» ?
D. Lindenberg. - L'islamophobie est un élément capital dans la mesure où les néoconservateurs, en bons lecteurs de Cari Schmirt, conçoivent la politique comme relation «ami-ennemi». Or depuis la fin de la guerre froide l'ennemi «rouge» s'est évanoui. Le musulman, décrit globalement comme arriéré et barbare, fera donc l'affaire, réalité du djihadisme aidant. Autre avantage, il permet de piéger la gauche, d'abord en jouant habilement sur des points sensibles comme l'égalité des hommes et des femmes, le rejet de l'antisémitisme ou la dénonciation des crimes homophobes, voire la défense des Lumières, comprise, une fois n'est pas coutume, comme une preuve supplémentaire de la «supériorité occidentale». Mais aussi, comme on le voit en Europe, la stigmatisation permanente de l'islam permet, comme l'antisémitisme hier, d'offrir aux masses un substitut de la lutte des classes. Le «mouton égorgé dans la baignoire» se révèle beaucoup plus mobilisateur électoralement en tant que repoussoir que le capitaliste d'hier avec son haut-de-forme et son gros cigare !
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Professeur émérite à l'université de Paris-VIII et historien des idées, Daniel Lindenberg est notamment l'auteur du «Rappel à l'ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires» (Seuil-la République des Idées, 2002). Il publie cette semaine : «le Procès des Lumières. Essai sur la mondialisation des idées» au Seuil.
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