Depuis les ténèbres,
qu’avons-nous appris ?, par Eva Illouz
TRIBUNE. A l’issue de deux mois de confinement, la
grande sociologue franco-israélienne dresse pour « l’Obs » un premier
bilan, en 7 leçons éclairantes, d’une crise mondiale sans précédent dans
l’histoire humaine.
Par Eva
Illouz (Sociologue)
Temps de
lecture 12 min
Une femme regarde par la fenêtre. Paris, le 1er avril
2020. (Omar Havana / Hans Lucas via AFP)
Lorsqu’elle
a écrit « Eichmann à Jérusalem » (1963), Hannah Arendt a utilisé une méthode d’analyse
que nous pouvons qualifier d’anti-historique : elle refusait de comprendre le
présent avec des analogies tirées du passé ; elle rejetait les catégories philosophiques
utilisées, et usées, pour donner un sens à quelque chose d’entièrement nouveau.
Le livre était un prélude à un questionnement qui ne la quitta plus jusqu’à sa
mort : Comment juger le présent ? Ses réflexions l’amenèrent à souscrire à
l’affirmation de Tocqueville selon laquelle, en temps de crise, l’esprit « marche
dans les ténèbres ». (1) La crise du coronavirus est sans précédent à
bien des égards, mais nous pouvons déjà tirer quelques leçons simples depuis
les « ténèbres ».
Leçon n°1. Nous vivons à l’ombre d’un État puissant
4,6
milliards d’habitants de la planète ont volontairement renoncé à leur mobilité,
leur travail et leur vie sociale, sans grandes et notables protestations. Ces
milliards de personnes ont de plein gré abandonné les aspects les plus
fondamentaux de leur liberté, alors que nous manquons encore, dans les faits,
d’informations-clés (par exemple, combien d’individus sont réellement
contaminés et donc quel est le pourcentage réel des décès). Elles ont été
confinées à leur domicile (à supposer qu’elles en aient eu un), confirmant
l’assertion de Thomas Hobbes selon laquelle la peur de la mort est la passion
politique la plus puissante, et que nous serons toujours prêts à sacrifier
notre liberté pour notre sécurité. Ce que le confinement de ces milliards de
personnes a démontré, c’est l’extraordinaire pouvoir de l’État dans le monde
entier et, partout, l’extraordinaire capacité d’obéissance des citoyens à ce
dernier.
Comment
savons-nous que l’État a été extraordinairement puissant ? Par la facilité avec
laquelle il a émis et mis en œuvre des décrets et des décisions parfois
absurdes. Israël a interdit à ses citoyens de marcher au-delà de 100 mètres de
leur domicile (alors que la France, avec 10 fois plus de personnes contaminées,
a autorisé un périmètre de 1 km) ; Modi a confiné plus d’un milliard d’Indiens
du jour au lendemain, sans leur laisser le temps de se préparer, précipitant
des millions de pauvres sur les routes de l’Inde, où certains ont parfois
trouvé la mort. Israël a autorisé les prières publiques mais pas les cours de
yoga... Toutes ces aberrations et incohérences prouvent l’énorme pouvoir de
l’État et la soumission des citoyens.
Les
néolibéraux trompettent depuis 40 ans que l’État est trop fort, inefficace,
bouffi, superflu. Mais ils sont nombreux parmi eux à avoir été
contraints de faire volte-face, du jour au lendemain. Après des décennies
passées à considérer une croissance économique sans fin comme l’incontournable
condition des sociétés, la dimension politique et morale des affaires humaines
a fait son grand retour au premier plan des préoccupations publiques.
Seulement, la politique qui nous est revenue est d’un genre totalement
nouveau : il s’agit d’une politique sur les conditions de vie,
qui aura à gérer de plus en plus de catastrophes naturelles – écologiques et
biologiques. Le Coronavirus nous offre ainsi un aperçu sur ce que pourrait être
une politique dont le but serait de garantir les conditions de vie alors
que l’environnement et le climat nous menacent d’effondrement.
Mais – et c’est la leçon n°2 – tous les États n’ont
pas exercé leur pouvoir de la même manière
La crise du
coronavirus a révélé aux pays et aux nations toutes les forces et les
faiblesses de leurs régimes politiques. Israël a prouvé qu’il était ce que nous
savions : le pays où les problèmes civils sont traités comme des problèmes de
sécurité. Les services secrets ont pu utiliser sans aucune difficulté les
technologies du traçage antiterroriste pour suivre les porteurs du virus – ce
qui confirme que tous les Israéliens sont placés sous leur contrôle depuis fort
longtemps. Les États-Unis ont montré à quel point leur conception de la notion
de liberté était extrême : certains États, comme le Kansas, ont ainsi rejeté
les décrets de confinement au nom du droit au rassemblement religieux dans les églises
(on trouve ici une forte analogie avec l’appel du rabbin Kaniewski à rouvrir
les écoles talmudiques en Israël), tandis que d’autres Américains réclamaient
bruyamment le droit de faire les magasins. Le libertarianisme cultivé par la
droite radicale ces dernières décennies s’oppose radicalement à la gestion
d’une crise sanitaire.
Israël a
aussi fermé ses frontières alors que le pays ne déplorait pas un seul mort,
tandis que la France a laissé sa frontière avec l’Italie ouverte, y compris en
pleine hécatombe. Les démocraties illibérales telles qu’Israël, la Pologne, la
Turquie et la Hongrie se sont servies de la crise du coronavirus pour faire
croire que le Reichstag était en feu et en ont profité pour suspendre les
libertés civiles et révoquer le pouvoir du parlement et des tribunaux
(Netanyahou a ainsi échappé au procès qui l’attendait le 17 mars). Même une
solide démocratie comme les États-Unis flirte aujourd’hui avec l’autoritarisme
antidémocratique d’un Trump de plus en plus erratique.
D’autres
pays, comme la Suède, la Hollande ou l’Allemagne, ont préféré miser sur la
confiance et la responsabilité de leurs citoyens pour prendre soin d’eux-mêmes
et des autres ; ils ont ainsi géré la crise en combinant esprit civique et
liberté (les résultats de ces politiques ne pourront être évaluées que dans
quelques mois).
Car le virus est tout sauf biologique : il est d’abord un événement
politique, profondément révélateur des relations entre État et citoyens. La
leçon que nous pouvons en tirer pour l’avenir est que seule la combinaison
« démocratie forte – Etat providence » pourra s’offrir le luxe de
défendre la vie des citoyens en trouvant un équilibre entre leur liberté, leur
survie économique et leur santé. Tandis que les démocraties semi-libérales ou
illibérales se servent des crises (sanitaires ou autres) pour faire des coups
d’Etat et pour piétiner les droits des citoyens.
Une manifestation contre un confinement « excessif » à Lansing,
dans le Michigan, le 15 avril 2020.
Leçon n°3. Le néolibéralisme est vraiment nuisible à
la santé
Le
néolibéralisme n’a cessé d’éroder les ressources publiques et même de piller
l’État au profit des riches. Il n’est donc pas surprenant que les dirigeants
néolibéraux, dans leur ensemble, aient été les plus lents à réagir à la crise.
Trump, Bolsonaro, Duterte, Johnson, les industriels du nord de l’Italie, ont
d’abord promu le « darwinisme biologique » (que les forts survivent)
qui reflétait leur « darwinisme social » (quiconque peut se battre et
lutter ira de l’avant ; celui qui ne le peut pas tombera sur le bas-côté).
Mais, comme ils l’ont rapidement découvert, l’État moderne a formé un pacte
sanitaire avec ses citoyens : même aux États-Unis – où les soins de santé sont
privatisés et difficilement accessibles aux pauvres et à la classe ouvrière –,
les citoyens s’attendent à ce que l’État soit responsable de la gestion d’une
crise sanitaire. Le néolibéralisme a sapé les conditions de ce pacte.
Les hommes
d’affaires qui dirigent de plus en plus souvent la politique pensent et
agissent comme des hommes d’affaires : réaliser des investissements dans des
secteurs non rentables (comme la prévention des épidémies) est aux antipodes
d’un état d’esprit exclusivement tourné vers les bénéfices. Trump a coupé les
budgets de l’agence fédérale chargée de la gestion des épidémies (la Fema) et
vient, en ce moment-même, de réduire les fonds alloués à la lutte contre la
pandémie. Seulement, appréhender le domaine social comme un bilan comptable, dans
lequel les bénéfices doivent prévaloir sur les coûts, hystérise les rapports
sociaux et déshumanise le pouvoir.
Le
néolibéralisme a été très avantageux pour les riches et les politiciens qui les
servent, mais il est éminemment dangereux pour le reste d’entre nous parce
qu’il détruit la notion même de « bien public » ainsi que le contrat
social entre l’État et ses citoyens. Si la gestion de cette crise suit le
modèle de 2008 (renflouer les riches) plutôt que celui du New Deal (aider
toutes les classes sociales, et en particulier les chômeurs), elle débouchera
sur un néo-féodalisme et des troubles sociaux massifs.
Leçon n°4. La confiance est durement ébranlée
La plupart
des pays du monde étaient extrêmement mal préparés et ne disposaient pas de
l’équipement médical de base pour faire face à cette épidémie. Avant tout parce
que la mondialisation et la délocalisation de l’économie ont rendu la plupart
des pays dépendants de la Chine quant à leurs équipements médicaux. Mais les
dirigeants ont systématiquement sapé la confiance des citoyens, bien au-delà de
la question des équipements.
Netanyahou a
outrageusement utilisé la crise pour échapper à la loi sans vergogne. Trump a
appelé sa base suprémaciste blanche à enfreindre les règles de confinement,
dans les Etats démocrates du Minnesota et du Michigan. Le président du Brésil,
Jair Bolsonaro, s’est rendu à un rassemblement anti-confinement. Enfin, le
ministre israélien de la Santé, Yaakov Litzman, est devenu la risée universelle
lorsqu’il a violé les règles fondamentales de distanciation sociale émises par
son propre ministère et a prédit avec une assurance désinvolte que le messie
nous sauverait des pandémies d’ici le mois d’avril. Le même Litzman est
soupçonné de corruption et d’abus de confiance, et menacé d’un procès.
Pourtant, Netanyahou lui a confié un autre portefeuille, essentiel pour la
reprise économique.
Dans de
nombreux pays du monde, une grande partie de la population se sent profondément
trahie par ses dirigeants. On peut donc dire que les endroits les plus touchés
du globe seront ceux (comme Israël) où la crise sanitaire génère à la fois une
crise économique et politique. La question sanitaire sera-t-elle à l’origine
d’insurrections citoyennes à travers le monde? L’interrogation demeure, mais il
n’est pas certain que la révolte jaillisse là où on l’attend.
A Tel Aviv,
le 2 mai 2020, des Israéliens manifestent, à distance les uns des autres, pour
que la Cour
Suprême s’oppose à l’accord de coalition gouvernementale entre le
premier ministre Benjamin Netanyahu et son rival Benny Gantz.
Leçon n°5. La maison n’est pas
sweet après tout
En temps de
guerre, la peur de la mort existe mais nous l’affrontons généralement avec
d’autres personnes, nous savons qui est l’ennemi et nous pouvons nous appuyer
sur le vaste répertoire symbolique de l’héroïsme pour lutter ou nous cacher.
Or, dans le contexte actuel de peur du virus, nous sommes réduits à de très
petites unités, et parfois même entièrement isolés du reste du monde, il n’y a
aucune action à entreprendre, et nous avons à notre disposition très peu de
répertoires symboliques connus dans lesquels puiser. La bombe mortelle peut
s’avérer ne pas être celle que l’ennemi projette sur nous, mais ce que
nous-mêmes, sans le savoir, portons en nous et propageons à quelqu’un d’autre.
C’est
pourquoi nous nous sommes tous confinés dans nos maisons ou à proximité, dans
la peur de quelque chose d’invisible qui a suspendu nos relations avec les
autres. Mais si nous avons appris quelque chose durant cette période, c’est que
la maison ne peut pas réparer l’absence d’un monde partagé. La production et la consommation sont devenues les principaux moyens par
lesquels les contemporains créent leur propre sens des valeurs, socialisent et
forgent jusqu’à leur vie intime. Le travail est l’endroit où nous exerçons nos
compétences, il nous donne un but et un statut. Les loisirs nous procurent des expériences de plaisir,
des occasions de jeu et la possibilité de voir et d’être vus par les autres. En
confinement, nous avons ainsi appris que la maison n’est supportable que
lorsque le monde extérieur y est intégré via la télévision, Internet ou les
services de livraison. En dehors de cela, la douceur du foyer devient amère, en
particulier pour ceux qui vivent dans des logements exigus conçus pour les
classes moyennes et ouvrières des zones urbaines et périurbaines.
Leçon n°6. Dans une telle crise, la valeur du travail
et de la production se trouve complètement inversée
Sur les
réseaux sociaux, on a vu circuler une blague sur Cristiano Ronaldo, qui gagne
des millions de dollars, et les infirmières, qui touchent un salaire de misère.
La blague incitait les soignantes à demander secours et aide financière au
joueur de football. La plaisanterie a souligné l’inversion de la valeur et du
prestige dont nous sommes témoins. Nous devons en effet notre survie aux femmes
et aux hommes qui travaillent dans les supermarchés, dans les hôpitaux, aux
gens qui nettoient les rues, aux livreurs qui nous apportent de la nourriture à
domicile, aux agents qui entretiennent le réseau d’électricité ; ce sont ces
personnes qui sont devenues essentielles à notre existence. Les célébrités ou
les financiers sont apparus dans toute la splendeur de la vacuité de leur
travail, tandis que ceux qui occupent les activités habituellement invisibles
et dévalorisées se sont révélés être nos piliers. S’il y a une leçon à retenir
ici, c’est que notre monde « normal » fonctionne avec une échelle de
valeurs fausse et inversée. Puisque les personnes qui nous ont protégés et qui
ont contribué à maintenir l’ordre social se trouvent en bas de l’échelle, alors
que celles qui se situent au sommet ont été, dans l’ensemble, entièrement
inutiles.
Globe
terrestre portant un masque de protection. Avril 2020.
Leçon n°7. La relation entre laïques et religieux ne
sera plus jamais la même
Tant dans
leurs réactions à la crise que dans les façons de la gérer, les divergences
entre religieux et laïques ont été exacerbées comme rarement. Les évangéliques
aux États-Unis et les ultra-orthodoxes en Israël n’ont pas grand respect pour
la science, ils mènent une existence insulaire et n’écoutent que les
recommandations de leurs prêtres et de leurs rabbins. Les laïques, pour leur
part, se sont comportés avec un sens exemplaire des responsabilités collectives
: les jeunes ont suivi les injonctions du ministère de la Santé et ont fait
d’énormes sacrifices en termes de liberté et de survie économique, afin de
protéger les plus âgés.
Dans le contexte
d’Israël, il y a toujours eu une sorte de suffisance envers le soit disant
« panier vide » des laïques (cette idée, en hébreu, selon laquelle
seuls les religieux auraient accès à un monde riche de symboles). En tout état
de cause, nous avons fait là l’expérience concrète de l’extraordinaire sens
civique de la population laïque, grâce à la discipline dont ces citoyens ont
fait preuve et aux réseaux de bénévoles qu’ils ont mis en place. Cela doit
rester un jalon dans la conscience et l’identité des laïques. Leur comportement
pendant la crise démontre que la religion ne peut plus revendiquer de
supériorité morale.
De nombreux
dirigeants, à travers le monde, ne devraient pas dormir trop profondément. Au
cours de l’histoire, des révoltes et des révolutions se sont produites pour
beaucoup moins.
Traduit de
l’anglais par Marie Lemonnier
(1)
« Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les
ténèbres », Alexis de
Tocqueville, « De la démocratie en Amérique ».
Eva Illouz, bio express
Eva Illouz.
Sociologue
franco-israélienne, Eva Illouz est une figure majeure de la pensée
mondiale. Directrice d’études à l’EHESS et professeur à l’Université hébraïque
de Jérusalem, elle étudie le développement du capitalisme sous l’angle des
subjectivités. Elle a récemment publié « Happycratie » (2018), « les Marchandises émotionnelles » (Premier Parallèle, 2019) et, le 6 février 2020, « la Fin de l’amour », aux éditions du Seuil.
1 comentário:
Reflexão interessante, que nos dá muito que pensar. Agradeço a partilha.
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