Transcreve-se pela sua importância:
Fernando Pessoa, poète non maudit
Fernando
Pessoa n’était pas un poète maudit. C’était une figure de la scène littéraire
portugaise, et il suivait de près l’actualité politique. S’il a publié ses
textes sous de multiples noms d’emprunt, c’est que son œuvre le lui dictait. Il
avait choisi de sacrifier sa vie sur l’autel de l’écriture.
Publié dans
le magazine Books, mars 2019. Par Michel André
©Vera-Archives/Leemage
Sur les
photos, Fernando Pessoa a souvent l’air triste et renfermé. Mais plusieurs
personnes l’ayant fréquenté évoquent son sourire malicieux.
- Le livre
Parecia não pisar o chão: treze ensaios sobre as vidas de Fernando Pessoa par Carlos Taibo, Através Editora, 2010
«Les poètes
n’ont pas de biographie. C’est leur œuvre qui est leur biographie », a dit le
poète mexicain Octavio Paz au sujet de son confrère portugais Fernando Pessoa.
Ce dernier déclarait lui-même dans un poème : « Si, après ma mort, vous voulez
écrire ma biographie, rien de plus simple. Elle n’a que deux dates – celle de
ma venue au monde et celle de ma mort. » Le Livre de l’intranquillité,
ouvrage posthume devenu son œuvre la plus célèbre, est présenté dans le même
esprit par son auteur comme une « autobiographie sans événements », une
« histoire sans vie » (1). Octavio Paz était intrigué par cet écrivain
déconcertant et insaisissable, cet homme « myope, courtois, timide, vêtu de
couleurs sombres […], mystérieux sans cultiver le mystère », qui a choisi de
mener une existence de petit employé pour pouvoir se consacrer entièrement à
la littérature.
Aujourd’hui,
au Portugal, Pessoa, mort en 1935 à l’âge de 47 ans, est un monument national.
Un peu partout dans le monde, son œuvre a suscité une véritable industrie
d’études littéraires. Mais, parallèlement, il s’est transformé en un
personnage de légende. Le récit de sa vie est entaché de clichés et de
simplifications. Quatre biographies ont été publiées. La première est due à son
ami João Gaspar Simões, qui fut un peu pour lui ce que Max Brod a été pour
Kafka. En dépit de ses mérites, il s’agit d’une biographie romancée qui a
contribué à fixer l’image romantique de Pessoa poète maudit : un homme seul,
sans amis, mal aimé de sa famille, alcoolique, vivant d’expédients, homosexuel
refoulé à la sexualité inexistante, situation que Simões analyse en termes
lourdement psychanalytiques. La biographie la plus récente, due à l’avocat et
homme politique brésilien José Paulo Cavalcanti Filho, a été critiquée pour ses
anecdotes fantaisistes. Les ouvrages de l’Espagnol Ángel Crespo et du Français
Robert Bréchon offrent une vision nuancée, débarrassée des schémas
d’interprétation freudiens de Simões. Grâce à ces deux livres, aux études de
Richard Zenith, l’éditeur et traducteur américain de Pessoa, aux observations
d’une série d’érudits et critiques ainsi qu’au livre de Carlos Taibo sur le
sujet, on en sait aujourd’hui davantage sur sa vie (2).
Pessoa a
publié une partie de son œuvre sous des noms d’auteurs fictifs. Il ne
s’agissait pas de simples pseudonymes sous lesquels il se serait dissimulé.
C’est tout à fait explicitement qu’il se présentait sous ces autres identités
censées être celles d’individus véritables, dotés d’une personnalité et d’une
histoire. Le nombre d’auteurs imaginaires qu’il a créés est considérable (3).
Mais ceux qui comptent vraiment sont en nombre restreint : les trois poètes
qu’il appelait ses « hétéronymes », Alberto Caeiro, Ricardo Reis et Álvaro de
Campos ; Bernardo Soares, le principal auteur du Livre de l’intranquillité,
qu’il qualifiait de « semi-hétéronyme » parce qu’il n’était pas une personne à
part entière mais une version tronquée de lui-même, plus quelques autres
personnages mineurs pouvant revendiquer cette qualité parce que leur voix
demeurait très proche de la sienne : Vicente Guedes, le baron de Teive, António
Mora. Pessoa publiait aussi sous son propre nom.
Alberto
Caeiro, le « maître » des deux autres hétéronymes et de Pessoa en personne, est
un autodidacte en contact instinctif avec la nature. Ricardo Reis est un
médecin érudit adepte du stoïcisme et de l’épicurisme, qui rédige des vers
classiques dans le style du poète latin Horace. Álvaro de Campos est un ingénieur
naval qui a étudié à Glasgow et voyagé à travers le monde, un dandy épris de
modernité. Ses poésies tardives, tel le célèbre Bureau de tabac, sont
marquées par un désenchantement qu’on ne trouve pas dans les grands chants lyriques
à la Blaise Cendrars de ses débuts, comme Ode maritime ou Ode
triomphale. Chacun des trois hommes incarne une variété de néopaganisme,
l’idéal de vie de Pessoa. Tous se connaissent, commentent leurs œuvres
respectives et se critiquent mutuellement, en un jeu de miroirs qui donne le
vertige.
Pourquoi
avoir créé cette famille de doubles ? On peut écarter l’idée d’un pur jeu
littéraire entrepris par goût de la plaisanterie. Pessoa était porté à la
mystification, mais les hétéronymes sont à l’évidence le produit d’une
nécessité profonde. « Enfant, écrit-il, j’avais déjà tendance à créer un monde
fictif, à m’entourer d’amis et de connaissances qui n’avaient jamais existé. »
Le chevalier de Pas, par exemple, compagnon imaginaire de son enfance, ou le
Britannique Alexander Search, auteur de poèmes qu’il écrivait en anglais
lorsqu’il était adolescent, en Afrique du Sud. Dans une lettre à Adolfo Casais
Monteiro, Pessoa décrit les circonstances dans lesquelles, en un processus
« indépendant de [lui] », sont nés les hétéronymes. On peut douter que les
choses se soient passées exactement comme il le raconte. Mais le mécanisme est
clair : comme Eduardo Lourenço l’a bien vu, ce sont les œuvres qui ont suscité
les hétéronymes et non l’inverse. Au départ, il y avait le besoin impérieux de
s’exprimer à l’aide de plusieurs voix, pour compenser ce sentiment d’inexistence
exprimé dans les premières lignes de Bureau de tabac :
« Je ne suis
rien./ Je ne serai jamais rien./ Je ne peux vouloir être rien./ À part ça je
porte en moi tous les rêves du monde. »
Si Pessoa a
décidé de devenir une « anthologie » à lui seul, c’est pour réaliser le projet
consistant à « tout sentir, de toutes les manières ; […] penser avec ses
émotions et sentir avec sa pensée ». Pour exister, il s’est multiplié. Définissant
son œuvre comme « un drame en personnes », il comparait le rapport l’unissant à
ses hétéronymes avec celui qui liait Shakespeare à Hamlet, Macbeth ou le roi
Lear : sans être lui, tous contiennent un peu de lui.
Sous son nom
ou ses noms d’emprunt, Pessoa a publié de son vivant plusieurs centaines de
poèmes et de textes en prose dans un grand nombre de revues, dont les deux
qu’il a lui-même fondées, Orpheu et Athena, ainsi que Presença,
l’organe de la jeune avant-garde portugaise. Sur la scène littéraire locale,
c’était un protagoniste actif, à l’origine d’éphémères mouvements plus ou moins
inspirés du futurisme italien comme le « paulisme », le « sensationnalisme » ou
« l’intersectionnisme », et l’auteur de manifestes comme le flamboyant Ultimatum,
paru sous la signature d’Álvaro de Campos.
À sa mort,
dans une malle devenue légendaire, on a trouvé plus de 25 000 documents
inédits. Peu à peu, cette masse de textes a été exploitée, non sans peine :
Pessoa multipliait les plans d’organisation future des notes qu’il accumulait,
et il couvrait tout ce qui lui tombait sous la main (feuilles volantes,
prospectus, etc.) d’une écriture extrêmement difficile à déchiffrer. Le produit
le plus remarquable issu de cette malle est l’ensemble de textes constituant Le
Livre de l’intranquillité, compilation d’observations psychologiques, de
réflexions philosophiques et de fragments de prose poétique dont la publication
apporta au poète une célébrité posthume planétaire.
On ne lui
connaît qu’une seule histoire d’amour, une relation platonique avec Ofélia
Queiroz, jeune employée d’une des maisons de commerce pour lesquelles il
travaillait. Cette liaison s’est déroulée en deux phases séparées par un
intervalle de neuf ans, auxquelles il a chaque fois unilatéralement mis fin.
Pour quelles raisons ? À l’évidence, il a été très amoureux d’Ofélia, qui, de
son côté, l’a passionnément aimé. Les lettres qu’il lui a adressées sont
généralement d’une qualité littéraire médiocre, et on ne peut s’empêcher de
penser que ce sont elles qu’il avait à l’esprit en écrivant ces vers célèbres :
« Toutes les lettres d’amour sont/ Ridicules./ Ce ne seraient pas des lettres
d’amour si elles n’étaient pas/ Ridicules. » Mais elles témoignent de la force
de ses sentiments, attestée par l’intéressée. La vérité est qu’il ne voyait pas
comment concilier son amour pour cette jeune fille avec son engagement envers
la littérature. « Ma vie tourne autour de mon œuvre littéraire. […] Tout le
reste, dans la vie, n’a qu’un intérêt secondaire », lui assène-t-il brutalement
dans l’une de ses dernières lettres. Pour utiliser une formule d’Álvaro de
Campos, il ne se voyait pas « marié, futile, quotidien et imposable ».
Puritain et timide avec les femmes, il ne pouvait envisager de rapports avec
l’autre sexe en dehors du mariage. S’appuyant sur les traces qu’elles auraient
laissées dans ses poèmes, Ángel Crespo évoque la possibilité que deux autres
femmes aient été présentes dans sa vie après la fin de sa relation avec Ofélia.
Si cela a été le cas, il s’agissait vraisemblablement de toquades ignorées des
personnes concernées.
Gaspar
Simões n’est pas le seul à avoir avancé l’hypothèse d’une homosexualité
inavouée de Pessoa. À l’appui de cette idée, on a invoqué son intérêt prononcé
pour la question de la sexualité de Shakespeare, les tendances d’Álvaro de
Campos (en oubliant qu’il pouvait attribuer à ses hétéronymes des traits de
caractère distincts des siens), son plaidoyer en faveur du poète António Botto,
ouvertement pédéraste, l’érotisme homosexuel d’un poème comme Antinoüs
et des déclarations telles que : « Je suis un tempérament féminin avec une
intelligence masculine. Ma sensibilité et les mouvements qui en découlent […]
sont d’une femme. Mes facultés de relation – l’intelligence et la volonté […]
sont celles d’un homme. » Rien dans ce que l’on sait du comportement de Pessoa
ne vient en tout cas étayer l’idée qu’il ait jamais donné suite à un genre
d’attirance que sa sensibilité aiguisée lui permettait de comprendre, voire de
ressentir.
Pessoa était
un homme de tempérament solitaire. Et il a éprouvé toute sa vie un sentiment
d’irrémédiable solitude. Mais il ne vivait pas dans l’isolement. La mort de son
père, lorsqu’il avait 5 ans, celle de son frère, quelques années plus tard,
l’ont marqué, tout comme le remariage de sa mère – avec un militaire qui était
consul du Portugal à Durban – puis son décès, en 1925. Et à l’évidence,
personne dans sa famille n’a jamais pris la mesure de son immense talent. Mais
il entretenait avec les siens des rapports soutenus. Toute sa vie, il a
conservé de l’estime pour son beau-père. Après son retour d’Afrique du Sud, à
l’âge de 17 ans, il a habité à plusieurs reprises chez des parents et, durant
cinq ans, avec sa mère, lorsque celle-ci fut revenue au Portugal. Il voyait
aussi régulièrement ses cousins. Les photos les plus connues de lui le montrent
arpentant seul le pavé de Lisbonne. Mais, sur beaucoup d’autres, il est au
milieu de membres de sa famille.
Pessoa
n’était pas non plus sans amis. Le suicide, en 1916 à Paris, de celui qui était
pour lui une véritable âme sœur, le poète Mário de Sá-Carneiro, l’a privé du
seul interlocuteur qu’il ait jamais considéré comme son égal. Mais il était en
contact continu avec de nombreux écrivains et critiques. Certes, il s’agissait
de relations littéraires, mais elles n’étaient pas exemptes de chaleur. Timide
et réservé, il pouvait être un brillant causeur, apprécié pour son humour de
type anglais. Sur les photos, il a l’air triste et une expression fermée. Mais
plus d’un de ceux qui l’ont fréquenté évoque son sourire malicieux.
Sa famille a
toujours nié qu’il fût alcoolique, au motif avéré qu’il n’a jamais été vu
soûl. Tous les témoignages attestent cependant son impressionnante
consommation de vin et d’eau-de-vie. Longtemps attribuée à une cirrhose, sa
mort prématurée a aussi été imputée à une pancréatite aiguë. Deux choses sont
sûres : la première est que sa créativité littéraire n’a jamais été affectée
par ses habitudes éthyliques ; la seconde est que ces habitudes, combinées avec
un tabagisme effréné, n’ont pas contribué à le maintenir dans une santé éclatante.
Mais rien ne permet d’affirmer qu’il a fini ses jours sous l’aspect d’un
clochard à la Verlaine, comme l’affirme Gaspar Simões.
S’il portait
des tenues volontiers austères, Pessoa, attaché à la tradition du chic anglais,
s’habillait toujours chez les meilleurs tailleurs. Il vivait à part cela très
modestement, mais c’est parce qu’il avait fait le choix de n’être au bureau
que l’équivalent de deux jours par semaine, afin de garder le maximum de temps
libre pour écrire. S’il a très souvent changé de domicile, passant à une époque
de sa vie d’un appartement à l’autre, c’est parce qu’il le voulait. Carlos
Taibo nuance à ce propos l’image d’un Pessoa ne quittant jamais les quelques
rues du centre commerçant de Lisbonne. Il y passait beaucoup de temps, mais il
a toujours habité en dehors.
On relèvera
à ce sujet un paradoxe. Pessoa est fortement associé à Lisbonne, et, dans cette
ville, son fantôme est partout. Mais Lisbonne est peu présente dans son œuvre
ou, si elle l’est, c’est sous une forme très particulière. La Lisbonne de
Pessoa est une ville imaginaire (il y pleut par exemple beaucoup), et
l’équivalent du Paris de Proust : non la ville objective décrite en termes
réalistes, mais la ville telle qu’elle est sentie et perçue par l’intermédiaire
de son atmosphère, ses lumières, ses odeurs et ses bruits, restitués dans Le
Livre de l’intranquillité à l’aide d’images qu’on pourrait croire tirées d’À
la recherche du temps perdu : le « grincement arrondi de roues », les trams
qui « tracent leur sillon mobile, jaune et numéroté ».
Fernando
Pessoa se décrivait comme un « libéral-conservateur de type britannique,
antiréactionnaire, mystique, cosmopolite et anticatholique », férocement opposé
à ces produits décadents du christianisme qu’étaient à ses yeux le socialisme
et le communisme. Dans un premier temps, il a accueilli avec enthousiasme
l’instauration de l’Estado novo d’António de Oliveira Salazar, dans lequel il
voyait un remède aux désordres de la république chaotique qui avait succédé à une
monarchie impopulaire. Avec le durcissement du régime, il s’est mué en critique
du salazarisme. Fortement attaché à la civilisation européenne, il voyait le
Portugal jouer dans la renaissance de celle-ci un rôle central. Le seul recueil
de poèmes paru de son vivant, Message, publié à la fin de sa vie, exalte
l’idée d’une mission rédemptrice du Portugal, dans la double tradition du
messianisme du Cinquième Empire et du mythe du sébastianisme, la croyance en un
retour symbolique du roi Sébastien Ier, mort en 1578. À côté de cela, il
pouvait témoigner d’une lucidité politique remarquable, comme dans cette
réflexion prémonitoire en 1922, dans Le Banquier anarchiste : « Vous
verrez ce qu’engendrera la Révolution russe : quelque chose qui retardera de
plusieurs dizaines d’années l’accomplissement de la société libre. »
Il affirmait
croire à « l’existence de mondes supérieurs au nôtre et d’habitants de ces
mondes » et s’est intéressé toute sa vie à la théosophie, l’occultisme,
l’astrologie, la Kabbale, ainsi qu’à la franc-maçonnerie et à l’ordre de la
Rose-Croix. Astrologue professionnel, il a dressé des centaines de cartes du
ciel. Dans une lettre à sa mère, il affirme avoir été le sujet de visions
éthériques et astrales. « Est-il concevable, se demande Richard Zenith, qu’il
ait dépensé tant d’encre, de temps et d’énergie physique et créatrice pour une
chose à laquelle il ne croyait pas sincèrement ? » L’occultisme contribuait
certainement à donner du sens à sa vie. Mais son hétéronyme Bernardo Soares
affirme son « mépris physique » pour les sociétés secrètes et les sciences
occultes. Peut-être, conclut Zenith, son intérêt pour l’astrologie était-il
avant tout littéraire.
À mille
endroits, Pessoa a formulé l’idée qu’entre la vie et la littérature il faut
choisir : « La vie nuit à l’expression de la vie » ; « si je vivais, je me
détruirais » ; « vivre n’est pas nécessaire, ce qui est nécessaire c’est
créer » ; « la littérature, comme toute forme d’art, est un aveu que la vie ne
suffit pas ». Ne doutant pas de son génie, il se sentait d’autre part investi
de la mission d’« agir sur l’humanité ». On peut estimer qu’il y a réussi
post mortem.
Son œuvre
est si variée qu’on a pu dire de lui qu’il était une sorte de Picasso.
Portugais, il ne pouvait manquer d’imprégner ses écrits de ce sentiment
national qu’est la saudade, sorte de nostalgie mélancolique que Robert
Bréchon définit comme « l’attachement à ce qui a été et n’est plus, mais aussi
à ce qui aurait pu être et n’a pas été ». Bien que formé dans la lecture de la
littérature classique et romantique, surtout de langue anglaise (Byron, Keats,
Coleridge, Wordsworth, Poe, Whitman), il était un homme de son siècle,
travaillé par une inquiétude profonde au sujet de la condition de l’homme
moderne. On trouve sous sa plume des considérations sur Rousseau, « dont
l’intelligence était celle d’un créateur et la sensibilité celle d’un
esclave », Nietzsche, dont le paganisme germanique lui semblait trop loin des
idéaux d’équilibre de l’Antiquité gréco-romaine, Freud, « un homme de génie
[mais dont] le critère psychologique original et séduisant [a produit] une
paranoïa du type interprétatif », ainsi que des réflexions sur la perception,
qui ne sont pas sans évoquer la phénoménologie, ou sur le langage, qui
anticipent Wittgenstein. Sous-jacente à tout le reste, il y a la profonde
angoisse face à l’impermanence des choses et du monde, la monotonie et la
vacuité de l’existence, la « tristesse claustrale » et l’ennui de vivre, la
finitude qui fait que « l’acte même de vivre équivaut à mourir, puisque nous ne
vivons pas un jour de plus […] sans qu’il devienne, de ce fait même, un jour de
moins ». Et cette conviction de son inexistence qui lui faisait écrire : « Je
ne suis personne, absolument personne. […] Je suis les faubourgs d’une ville
qui n’existe pas, le commentaire prolixe d’un livre que nul n’a jamais écrit,
[…] le personnage d’un roman qui reste à écrire » (4).
Les
événements et les faits sont moins importants que la façon dont ils sont
perçus. Comme chacun de nous, Pessoa s’est fabriqué une représentation
dramatisée de son histoire et de la personne qu’il était, en partie fondée sur
ce qui lui était arrivé et ce qu’il observait de lui-même, en partie
imaginaire. Mais, contrairement à la plupart d’entre nous, il a su exprimer sa
vision de la vie sous une forme qui donne à son expérience singulière une
portée universelle.
— Michel
André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche
et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique,
il a publié en 2008 Le Cinquantième Parallèle. Petit essai sur les choses de
l’esprit (L’Harmattan). Cet article a été écrit pour Books, et
est paru dans le n°95 daté mars 2019 sous le titre « « Je ne suis
personne, absolument personne » ».
Notes
1. î. Une
traduction de Françoise Laye, à partir de l’édition de Richard Zenith, est
parue en 1988 et 1992 (dernière édition, 2011) chez Christian Bourgois. En
2018, le même éditeur a publié sous le titre Livre(s) de l’inquiétude
une nouvelle traduction, due à Marie-Hélène Piwnik, comprenant, à l’initiative
de Teresa Rita Lopes, des pages auparavant publiées de manière séparée.
2. La
vida plural de Fernando Pessoa (Seix Barral, 2007) et Étrange étranger
(Christian Bourgois, 1996).
3. Teresa
Rita Lopes en compte 72, José Paulo Cavalcanti Filho 207 (mais sa liste
contient de nombreuses erreurs), Jerónimo Pizarro et Patricio Ferrari, plus
rigoureux, arrivent tout de même à 136.
4. Hasard ou
ironie du sort, le patronyme de cette personne qui se sentait si peu une personne,
Pessoa, signifie « personne » en portugais. En français, l’existence du pronom
indéfini « personne » permet des jeux de mots impossibles en portugais, où le
pronom « personne » se dit ninguém.
Pour aller
plus loin
♦
L’Innombrable. Un tombeau pour Fernando Pessoa, de Robert Bréchon
(Christian Bourgois, 2001).
♦ Une malle
pleine de gens. Essais sur Fernando Pessoa, d’Antonio
Tabucchi (Folio, 2012).
♦ Pessoa
l’intranquille, de Françoise Laye, Eduardo Lourenço, Patrick Quillier
et Richard Zenith (Christian Bourgois, 2011).
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