Jef Last, l’ami hollandais d’André Gide
Dès le printemps 1935, Gide entraîne Last en Espagne et au Maroc, périple que ce dernier a vécu comme un voyage dans un monde avant la chute « où le plaisir n’a ni plus ni moins d’importance qu’une fleur qu’on cueillerait au bord du chemin et qu’on jetterait négligemment après avoir joui de son parfum ». Il a amplement témoigné de cette expérience, en vers et en prose (2). L’année suivante, Last – militant communiste ayant déjà fait plusieurs séjours en Russie et parlant le russe – est recruté, avec Pierre Herbart, André Schiffrin, Louis Guilloux et Eugène Dabit, comme compagnon du voyage très officiel que Gide fait en URSS de la mi-juin à la fin du mois d’août 1936. Dès son retour, Last s’engage dans les Brigades internationales, en Espagne, où, accusé de trotskisme, il échappe de peu à sa liquidation par les staliniens. Il réussit à s’extirper du Parti communiste et met sa vie en jeu dans la Résistance aux Pays-Bas. Un dernier voyage, en 1947, conduit les deux amis dans une Allemagne en ruines. À Francfort, à Munich et ailleurs, ils s’adressent à de jeunes auditeurs pour leur parler réconciliation… et Europe.
Après la mort de Gide, Last a continué sa vie d’aventures, la transposant dans d’innombrables romans et nouvelles. Il a parcouru tout l’Orient, enseigné plusieurs années en Indonésie, avant de faire un doctorat en sinologie à l’Université de Hambourg. Ce n’est que lorsqu’il s’était retiré à Laren, avec sa femme, qu’il a réuni, en 1966 – bien après la mort de Gide – ses souvenirs, sous le titre Mijn vriend André Gide. Un volume passionnant, connu jusqu’à présent seulement par de rares spécialistes, et qui vient enfin d’être traduit du néerlandais en français par Basil Kingstone (3). Il apporte une série d’éléments nouveaux pour la connaissance de la vie et de l’œuvre de Gide et fait apparaître sous l’éclairage irremplaçable du témoin direct quelques moments cruciaux de son existence.
« Leurs points de convergence étaient nombreux et ils touchaient à l’essentiel : leur éducation protestante, leur homosexualité (d’hommes mariés), leur passion de transformer la vie en écriture, leur engagement (et leur désengagement) communiste. »
Les deux hommes étaient faits pour se comprendre (4). D’ailleurs, quand Last était de passage à Paris, il logeait – rare privilège – au Vaneau (il y avait sa chambre). Leurs points de convergence étaient nombreux et ils touchaient à l’essentiel : leur éducation protestante, leur homosexualité (d’hommes mariés), leur passion de transformer la vie en écriture, leur engagement (et leur désengagement) communiste. Mais, outre qu’ils n’appartiennent pas à la même génération, leurs divergences n’étaient pas moindres : pour Last, ayant vécu et travaillé pendant plusieurs années en milieu ouvrier et se targuant d’une conscience prolétarienne, Gide restait un grand bourgeois qui ne connaissait la pauvreté que par les romans d’Eugène Sue. « Le destin l’avait fait naître riche, et le révolté en lui ne put jamais le dépouiller de son caractère de bourgeois. Dans les familles riches, certes, il y avait un sentiment bienveillant de responsabilité envers “les pauvresˮ. Surtout pour ce qui était des serviteurs, on les aimait souvent comme des animaux domestiques choyés. » C’est sans doute pour cette raison que Gide éprouvait beaucoup de difficulté à terminer Robert ou l’intérêt général, pièce conçue en hommage au communisme, même avec l’aide de Last.
D’entrée de jeu, Last pose le problème qui, à son avis, est au centre du projet gidien : l’homosexualité. Il s’agit de la faire admettre comme une donnée naturelle, tout en reconnaissant sa spécificité. « Son rejet des lois objectives de la société, de la religion, des mœurs auxquelles obéissaient ses parents, sa femme et ses amis, força Gide à rechercher une nouvelle loi qui remplaçât celle de Nietzsche, valable seulement pour l’individu isolé, et qui, comme Kant l’avait exigé, fût valable pour l’humanité entière, y compris les homosexuels. » Last insiste sur le fait que Gide se revendiquait explicitement comme pédéraste, et non pas comme sodomite ou comme inverti, qu’il ne s’intéressait aux garçons que jusqu’aux alentours de leur quinzième année, donc à des êtres qui, le plus souvent, étaient encore bisexués et qui devaient fatalement lui échapper à terme. « Les liaisons de Gide ne pouvaient donc durer. […] Et cependant ce bonheur garda pour lui son caractère miraculeux et mystique. Quand il s’unissait avec un autre pour un instant volontaire […], il se sentait uni de manière mystique à toutes les forces de l’univers. » Aussi, la satisfaction du désir stimulait-elle son imagination créatrice, alors que l’abstinence avait quelque chose de desséchant. Mais l’amour idéal, aux yeux de Gide, était sans doute celui qui, dans Les Faux-monnayeurs, unit Olivier à Édouard, alors qu’il abhorrait le comportement du comte de Passavant, pour lequel Cocteau lui avait servi de modèle.
Toutefois, cet idéal platonicien d’une éducation par les sens n’entrait pas seulement en contradiction avec la morale chrétienne, mais aussi avec la morale communiste. Or, c’est par le christianisme que Gide était venu au communisme, comme il le précise plus d’une fois dans son Journal. Et par Rousseau. Et par son anticolonialisme. Le climat intellectuel des années trente faisant le reste. Il n’a jamais poussé très avant l’étude de Marx et d’Engels. Toujours est-il que depuis 1932, Gide se déclare ouvertement compagnon de route et observe donc avec une sympathie croissante l’expérience soviétique. On sait l’importance que celle-ci accorde à la littérature comme un des principaux moyens de propagande. Une conception mise en œuvre par tous les partis communistes à travers le monde. Aussi ne compte-t-on plus les réseaux d’influence, que ce soit à travers l’Union internationale des écrivains révolutionnaires (UIER), fondée à Moscou en 1927, et ses dépendances nationales, que ce soit au moyen d’invitations adressées à des écrivains ou à des enseignants. Pour les Soviets, Gide représentait une prise de taille. Son prestige était à son comble. Son Voyage au Congo (1927) et Le Retour du Tchad (1928) l’avaient fait connaître bien au-delà des milieux littéraires. Depuis décembre 1932, ses Œuvres complètes paraissaient à la NRF. Il était définitivement devenu « le contemporain capital » qu’avait salué en lui André Rouveyre dès 1924.
« On imagine difficilement aujourd’hui le degré d’enthousiasme délirant dont Gide et d’autres pouvaient témoigner envers l’expérience soviétique, qu’ils la connussent ou non. »
On sait que le voyage avait été minutieusement préparé par les autorités soviétiques. Voitures de luxe, trains spéciaux, grands hôtels, réceptions somptueuses, banquets interminables, publics nombreux et enthousiastes à chaque étape. Last, par ses relations politiques et ses connaissances linguistiques était mieux à même que quiconque de suivre cette mise en scène depuis les coulisses. Il savait aussi à quel point le culte de la personnalité de Staline dominait la politique soviétique. Il s’en était déjà rendu compte lors du premier congrès des écrivains soviétiques, en 1934, et avait commencé alors à prendre ses distances, sans rien laisser paraître, mais en aidant néanmoins Gide à ouvrir les yeux.
On imagine difficilement aujourd’hui le degré d’enthousiasme délirant dont Gide et d’autres pouvaient témoigner envers l’expérience soviétique, qu’ils la connussent ou non. Last remet sous nos yeux quelques-unes des adresses de félicitation et de soutien, qui étaient alors à la mode, et qu’Yvonne Davet avait recueillies dans Littérature engagée dès 1950. Les chercheurs en ont exhumé d’autres depuis, dont ce message adressé au peuple russe en 1935, à l’occasion de l’anniversaire de la Révolution : « En m’adressant à l’Union soviétique, il me semble que je m’adresse à l’avenir. Il importe que l’Union soviétique sache ce qu’elle représente pour nous. Quelque chose a eu lieu en Russie, quelque chose qui a rempli de terreur ceux qui se croyaient à l’abri de la crainte, rempli d’espoir ceux qui n’avaient plus d’espérance. Vous nous avez précédés sur cette route montante où la douloureuse humanité fait un immense effort pour vous suivre (5). »
La première intervention de Gide à son arrivée était le discours en l’honneur de Gorki qui venait de mourir. Savait-il alors que c’était sur l’instigation de Gorki que la législation à l’encontre des homosexuels avait été durcie ? Last ne devait pas manquer de le lui rappeler, tout en s’amusant des sas de décompression que les organisateurs avaient ménagés à leur hôte illustre. Parmi ceux-ci, le sinistre Mikhaïl Koltsov, émissaire personnel de Staline, celui-là même qui devait plus tard œuvrer en Espagne comme un des responsables des massacres de Paracuellos. Gide était évidemment loin de se douter à qui il avait affaire.
» Retour de l’U.R.S.S. et Retouches à mon Retour de l’U.R.S.S. sont des textes courageux. […] Ils sont l’œuvre d’un littéraire, non d’un militant et encore moins d’un activiste. Le livre de Last en est le contre-point. »
D’étape en étape, les illusions du romancier, fêté et loué dans la presse au-delà de l’imaginable, se dissipent. Gide comprend qu’il ne voit que des villages de Potemkine. Last, très prudemment, l’aide à distinguer le vrai du faux. Il n’est sans doute pas étranger au bilan accablant de Retour de l’U.R.S.S. Fallait-il pour autant publier ce compte rendu ? Last en doute, il a emporté les épreuves en Espagne. Il sait que Gide risque gros et lui aussi. Il sera même obligé de désavouer le pamphlet de son ami et ce sont Malraux et Chamson qui le sauvent des griffes des staliniens en l’envoyant plaider la cause des Républicains en Suède et en Norvège. Sinon, il aurait sans doute été abattu, comme tant d’autres membres du Parti ouvrier espagnol (POUM).
Retour de l’U.R.S.S. et Retouches à mon Retour de l’U.R.S.S. sont des textes courageux, certes, qui ont fait mettre Gide au ban de la majorité des intellectuels de l’époque. Ils sont l’œuvre d’un littéraire, non d’un militant et encore moins d’un activiste. Le livre de Last en est le contre-point (6). Il nous fait voir l’envers du décor, les mécanismes compliqués des prises de décision, le mépris absolu pour l’individu, sacrifié sans état d’âme sur l’autel de l’idéologie. Or, c’est bien là que réside en fin de compte l’erreur de Gide : il croyait pouvoir préserver l’individu. « Ma thèse a toujours été celle-ci : c’est en étant le plus particulier que chaque être sert le mieux la communauté. Et s’y ajoute aujourd’hui cette autre thèse, pendant ou corollaire de la première : c’est dans une société communiste que chaque individu, que la particularité de chaque individu, peut le plus parfaitement s’épanouir. » C’est cette thèse, présentée en ouverture au congrès international des écrivains pour la défense de la culture, en juin 1935, que le voyage en Russie a définitivement mis à mal. Le régime soviétique n’était pas seulement celui de la surveillance policière généralisée, de la délation, de la pénurie alimentaire, de la misère sanitaire, de l’inefficacité bureaucratique, mais surtout celui du conformisme le plus absolu devenu obligatoire sous peine de déportation.
Illustration : André Gide (Everett Collection/ABACA)
(1) André Gide, Correspondance avec Jef Last (1934-1950),
p.p. C. J. Greshoff, Presses universitaires de Lyon, 1985. Les lacunes
ont été partiellement comblées par la publication de lettres inédites de
Last à Gide dans le volume dont nous rendons compte.
(2) Ainsi dans ses romans Een flirt met de duivel (Flirt avec le diable), Een huis zonder fenster (Une maison sans fenêtres), ou les recueils de poèmes Een ketter in Mohrenland (Un incroyant parmi les Maures), De befrijde Eros (Eros libéré).
(3) Jef Last, Mon ami André Gide, traduction et édition critique par Basil Kingstone, Classiques Garnier, 2021, 248 p., 25 €.
(4) Last a traduit huit livres de Gide en néerlandais : Les Nouvelles Nourritures, en 1937, Le Retour de l’enfant prodigue, en 1941, L’École des Femmes, Robert, Geneviève, en 1945, Œdipe, Thésée, en 1947, Morceaux choisis (Journal et correspondance), en 1963, Les Caves du Vatican, en 1966, Corydon, en 1969.
(5) Bulletin des Amis d’André Gide, n° 159, juillet 2008.
(6) Ce qu’a bien vu Rudolf Maurer dans son livre capital, André Gide et l’URSS, Berne, Éditions Tillier, 1983.
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