A revista "L'Obs", que durante anos se chamou "Le Nouvel Observateur" e que agora mudou de nome porque, como escreveu Lampedusa «é preciso mudar tudo para que tudo continue na mesma», ou não (o "Nouvel" das vezes que mudou a sua paginação, durante as últimas décadas, ainda que conservando o antigo nome, em minha opinião ficou sempre pior), inseriu no primeiro número da nova fórmula, o nº 2607, de 23 a 29 de Outubro 2014, um debate, com o título "Les économistes sont-ils des imposteurs?", entre o filósofo e historiador Marcel Gauchet, director de estudos na École des Hautes Études en Sciences Sociales e o economista Daniel Cohen, professor na École Normale Supérieure e professor na Universidade de Paris I (Sorbonne). Uma conversa conduzida pela jornalista Aude Lancelin.
Considerando que a "Economia" invadiu o nosso quotidiano, quase se podendo dizer que já não há mais vida para além da Economia, dispenso-me de outros comentários, transcrevendo, com a devida vénia, as intervenções dos notáveis mestres.
Les économistes sont-ils des imposteurs?
Ils
influencent les politiques et ont remplacé philosophes, sociologues et
historiens pour expliquer le monde. Daniel Cohen et Marcel Gauchet
s'interrogent sur leurs pouvoirs, leurs mérites et leurs limites.
Hier encore on demandait à Claude Lévi-Strauss ou à Jean Baudrillard
de déchiffrer l'avenir de notre civilisation, aujourd'hui on demande à
Daniel Cohen ou à Jean Tirole, nouveau prix Nobel d'économie, de nous
expliquer la panne de croissance. A quel moment a eu lieu la bascule ?
Dans les cabinets ministériels, difficile d'entendre parler d'autre
chose que de courbes et de chiffres. Chez les éditorialistes, on parle
réduction de la dette et réforme du marché du travail avec la gravité
intimidante de qui prétend remplacer l'argumentation par les équations.
Le ton BFM et l'esprit «Capital» - l'hebdo du business, pas celui de
Marx - semblent avoir tout annexé. A l'économie, et quasi à elle seule
désormais, on accorde le sérieux, le concret des choses, les clés du
lendemain. Partout elle s'est peu à peu substituée à la délibération
politique et aux visions non utilitaristes du monde.
Chez les jeunes
économistes eux-mêmes, la révolte gronde
d'ailleurs contre les prétentions écrasantes à la scientificité de
leurs aînés néoclassiques. Un collectif d'étudiants français, le Peps
(Pour un Enseignement pluraliste dans le Supérieur en
Economie),
réclame ainsi une refonte de l'enseignement de la matière, plus ouverte
aux autres sciences humaines, tandis qu'un économiste australien, Steve
Keen, fait paraître ces jours-ci «l'Imposture économique» aux Editions
de l'Atelier, violente charge contre la prétention de sa discipline à
prendre le contrôle des politiques sociales à travers le monde.
Dans les extraits publiés par «le Monde diplomatique» d'un livre à paraître le 30 octobre
(1), Régis Debray s'inquiète lui aussi :
S'il y a une crise économique, l'économie est si peu en crise que
son ombre portée gouverne aussi bien notre intimité que l'ensemble de
notre vie publique et intellectuelle.
Et de regretter que nos mots eux-mêmes soient en train d'y laisser des plumes.
«Chacun s'exprime à l'économie: il gère
ses enfants, investit
un lieu, affronte un challenge,
souffre d'un déficit
d'image, mais jouit d'un capital
de relations.» Aujourd'hui
«l'Obs» lance le débat en choisissant d'interroger radicalement ce
phénomène si peu questionné: l'expansion de la vision économique du
monde.
Aude Lancelin
L'Obs Comment l'économie a-t-elle pu prendre une telle
importance dans notre appréhension du monde? Comment les économistes
ont-ils pu acquérir un tel statut de penseurs, de quasi-gourous, de
prophètes?
Daniel Cohen L'économie a totalement changé de
nature au cours des trente dernières années. Elle est beaucoup plus
envahissante qu'auparavant. L'économisme triomphe, au sens où les gens
sont désormais constamment ramenés à ce qu'ils gagnent. Si l'économie
prend tant de place aujourd'hui, c'est par contraste avec la situation
antérieure, dans les années 1950 et 1960, lorsqu'elle était encore mêlée
à d'autres valeurs.
Il existait dans ces années-là un compromis bâtard entre le marché,
fonctionnant à la compétition, et les organisations, entreprises et
familles de toutes sortes, fonctionnant selon des normes issues d'une
société hiérarchique, verticale, elle-même héritière des sociétés
prémodernes.
Les années 1970, et 1980 surtout, ont vu émerger un «nouvel esprit du
capitalisme» qui a balayé les compromis antérieurs, où les collectifs
ont volé en éclats, où chacun n'a plus été mesuré qu'à proportion de sa
productivité individuelle.
Marcel Gauchet Nous nous rejoignons sur le fond,
même si je crois qu'il faut distinguer le discours économique comme
discours de légitimation politique et la place des faits économiques
dans la société. Nous étions dans un monde où le social et le politique
englobaient l'économie et la structuraient dans une large mesure. Nous
sommes passés dans une situation où l'économie est supposée faire
société. Et, du même mouvement, le discours économique est devenu le
discours autour duquel s'organise la discussion publique dans son
entier: elle se ramène invariablement à l'invocation des paramètres
économiques.
Mais le phénomène dépasse largement l'obsession des grandeurs
financières. On va faire par exemple une analyse économique du système
scolaire, afin de juger de son efficacité sur ses résultats, même si
cela ne se mesure pas à proprement parler en termes monétaires. Le
critère du jugement par les résultats est devenu dominant dans notre vie
sociale tout entière. Il exerce une pression continue, il pénètre de
plus en plus la vie de nos sociétés - c'est là le véritable
«économisme», devenu le phénomène central de notre époque.
Marcel Gauchet, vous semblez observer cette évolution avec une grande inquiétude. Vous affirmiez récemment: «L'enfermement dans l'économie est un des pièges les plus dangereux du moment.»
M. Gauchet Cette évolution est en effet la source
d'un malaise social immense. Parce qu'elle laisse de côté, ou renvoie
dans l'invisible, des dimensions qui continuent d'être vitales du point
de vue des individus et de l'existence collective, et qui n'ont plus
droit de cité ou qui sont carrément déclarées obsolètes.
Au fond, nos sociétés politiques se divisent en deux, c'est même
d'une certaine manière l'axe du vrai partage politique aujourd'hui, qui
n'a plus rien à voir avec la droite et la gauche. D'un côté il y a ceux
qui ne croient qu'en l'économie, qui sont donc adeptes conscients, ou
inconscients, de cet économisme dont nous parlions. De l'autre, ceux
pour lesquels l'existence collective continue de se passer en dehors de
ces repères.
On le voit à l'intensité des débats sur tous les points que cet
économisme laisse de côté. L'exemple type, pour prendre l'actualité
immédiate, c'est la famille. Ou encore la nation. L'économie ne nous dit
rien sur ces affaires. Elle n'explique ni d'où on vient, ni où on va,
ni pourquoi on y va. Elle n'a à nous proposer qu'un avenir plus
performant, parce que l'innovation permet une productivité supérieure,
des rendements meilleurs, une richesse collective plus grande. Mais
est-ce que c'est ça le but du parcours de l'humanité ?
Les liens sociaux en général répondent à d'autres normes que celle de
l'efficacité économique. Vous ne vivez pas, dans les rapports avec les
gens auxquels vous tenez, sur un mode économique. Une dichotomie se
creuse entre le vécu spontané des peuples et la manière dont sont régies
nos sociétés, de plus en plus gouvernées en fonction de cet économisme
qui s'impose dans tous les secteurs de la vie sociale. Il en résulte un
grand désarroi, un sentiment d'incompréhensibilité de ce qui se passe et
un repli du plus grand nombre sur l'existence privée. C'est le coeur du
malaise politique dans lequel nous nous trouvons.
L'économie ne nous dit rien des fins dernières, or elle
tend à supplanter toutes les autres grilles de lecture... En tant
qu'économiste, Daniel Cohen, est-ce un état de fait qui vous inquiète
aussi ?
D. Cohen Oui bien sûr. Le rêve des sociétés
industrielles d'hier était d'intégrer les différents étages de la
société: l'ouvrier, l'ingénieur, le contremaître, le patron qui
appartenaient au même collectif. Tout cela faisait une société
hiérarchique, étouffante et qui a fini par éclater, mais qui du point de
vue de la répartition du revenu et de la production était intégrée et
de fait solidaire.
On est passé depuis à une société débitée en tranches où chacun vit
séparé des autres. La fin de l'homo hierarchicus n'a pas donné lieu à un
homo aequalis, au sens de Louis Dumont, mais à une société étanche, où
l'égalité se décline entre pairs, de manière totalement endogame. Il n'y
a plus aucune communication entre les différents étages de la société.
On reste entre soi. Dans l'entreprise, on externalise les tâches aux
quatre coins de la planète, et le patron lui-même vit dans un autre
ciel, celui de la finance. On a créé des mondes qui s'ignorent, et à
l'intérieur desquels la rivalité est exacerbée.
Toutes les organisations, les institutions, l'école, l'université
sont soumises à cette loi nouvelle. Tous les mois, j'ai un bonhomme qui
m'envoie mon classement de 1 à 10.000 sur l'échelle des économistes
mondiaux ! Je ne lui ai rien demandé. On est mis en tension, en
compétition permanente. Les forces de coopération sont détruites. Et ce
n'est même pas un système efficace, car il y a des réserves de
productivité et d'efficacité considérables qui sont ainsi perdues, qui
ne s'obtiendraient qu'à la confiance et à la réciprocité. C'est là où
l'on voit que l'économisme de la société produit de manière
autoréalisatrice un monde cohérent avec lui-même, où les rapports
monétaires chassent les autres aspirations.
L'économie a-t-elle en quelque sorte détruit les autres
modes de représentation du monde ou a-t-elle simplement servi à remplir
un vide, celui laissé par la disparition de ce qu'on a appelé les
«grands récits»?
M. Gauchet Il faut mesurer le changement de
philosophie collective qui s'est opéré. Repartons des années 1960,
sommet de l'univers sorti de la deuxième révolution industrielle. Pour
la droite gaulliste, l'économie était avant tout l'instrument de la
grandeur du pays - il faut être riche pour être puissant, pour avoir les
moyens d'un rayonnement à l'échelle du monde. Pour la gauche, le
problème était de redéfinir l'organisation économique en fonction de la
forme de société qu'on souhaitait instituer.
A partir de là, le tournant des années 1970-1980 nous a fait changer
de culture. Le but est devenu d'accroître de façon maximale la richesse
collective afin que chacun y trouve son compte à sa façon. Il ne s'est
plus agi de mettre l'économie au service du collectif, d'une manière ou
d'une autre, mais d'offrir à chaque individu les moyens de choix
personnels les plus grands possibles à l'intérieur d'une richesse
collective qu'il fallait accroître par tous les moyens.
A cet égard, on peut vraiment parler d'un suicide inconscient du
socialisme démocratique dans son rapport à l'économie. Cette conversion
explique la liquidation pure et simple de la gauche européenne qui est
en cours. Elle a vendu son âme au diable, mais le diable n'avait rien à
lui donner, c'était un très mauvais calcul !
Ce n'est pas que l'économie a pris le pouvoir, c'est que le politique
a disparu. Il s'est creusé un vide, dont la disparition du politique
est un pôle et dont la disparition du sens de l'histoire est l'autre, en
particulier pour le mouvement socialiste et pour la gauche en général.
Aujourd'hui, notre monde est sans direction. Nous n'avons plus ni
politique ni histoire. Il nous reste l'économie qui tient lieu de tout.
D. Cohen C'est vraiment le coeur de la question. De
l'idée du progrès qui s'annonçait au XVIIIe siècle, il semble ne rester
que celle du progrès matériel. C'est un paradoxe quand on sait que
Keynes par exemple annonçait dans les années 1930 qu'en 1980 nous ne
travaillerions plus - phrase célébrissime - que deux à trois heures par
jour, que la question économique serait réglée comme l'avait été au
siècle passé la question alimentaire, que la prospérité serait telle
qu'on
«pourra enfin s'occuper des choses qui comptent, l'art, la culture, la métaphysique».
Que s'est-il donc passé pour que cet idéal ne se soit pas réalisé ?
En économie, on appelle ça le «paradoxe d'Easterlin», qui dit que
l'appétit de richesse est insatiable, quel que soit le niveau de revenu
déjà atteint. La France est aujourd'hui deux fois plus riche qu'en 1970.
Cela ne se traduit pas par une hausse du niveau du bien-être ressenti
par ses habitants.
L'homo economicus, comme disait Alfred Sauvy, est un marcheur qui
n'atteint jamais l'horizon. Malgré la richesse sans précédent des
sociétés occidentales, la demande économique n'a jamais été aussi forte
parce que l'économie elle-même n'a jamais été aussi décevante. La
croissance se tarit On est en train de tout rogner, nos dépenses de
santé, d'éducation, de protection sociale, pour maintenir la flamme
d'une
croissance
du pouvoir d'achat dont les effets ne seront qu'éphémères. Jusqu'où
sommes-nous prêts à aller pour sacrifier le progrès social du siècle
passé au nom d'un progrès matériel devenu évanescent ? Telle est la
question éminemment politique du moment.
Comment expliquez-vous toutefois la promotion
spectaculaire du discours économique dans l'espace public ? Au moins
autant que les intellectuels, on pourrait dire en effet que les
économistes n'ont cessé de se tromper...
M. Gauchet Ni la philosophie, ni la sociologie, ni
l'histoire n'ont aujourd'hui la même vitalité et le même rayonnement
intellectuel qu'il y a trente ou quarante ans. C'est flagrant. Il ne
serait donc pas juste de se plaindre que de grandes oeuvres de sciences
humaines sont reléguées dans la clandestinité par un discours économique
hégémonique !
La vérité est qu'il y en a peu au rendez-vous. Pourquoi ? Que
s'est-il passé intellectuellement dans nos sociétés ? La montée de
l'économisme correspond, du point de vue des sensibilités, à un
changement très profond de la demande sociale d'intelligence. Le désir
d'intelligibilité a été supplanté par le souci d'efficacité d'un système
conçu comme le seul possible. La question n'est plus de comprendre ce
que sont l'homme, la société, l'histoire... La question est juste de
savoir comment ça marche et comment faire en sorte que ça marche mieux.
C'est en ce sens que l'expert a pris la relève de l'intellectuel. Le
mot est atroce mais parlant: on assiste à une désintellectualisation de
nos sociétés. Elle va de pair avec une lecture de l'existence collective
réduite au droit, à l'économie et à la technique.
D. Cohen Je partage ce constat. Sur la question des
erreurs des économistes, je vais toutefois me permettre de faire un peu
de corporatisme. Les économistes ont dénoncé l'
«exubérance irrationnelle»
des marchés financiers dans les années 1990 et bien vu aussi la bulle
immobilière de la décennie suivante. Ils ont mal ou pas du tout perçu la
déflagration des subprimes, de 2007, en partie parce que la finance
l'avait cachée aux régulateurs eux-mêmes.
Mais quand la bulle financière a éclaté, après Lehman, la
«profession», à part quelques exceptions, a parfaitement fait le
diagnostic du risque d'une répétition de la crise des années 1930.
Bernanke, le président de la
banque centrale américaine, prend ses décisions en ayant le livre des années 1930 sur les genoux.
Alors qu'est-ce qui aujourd'hui ne fonctionne pas en Europe ? C'est
notre construction institutionnelle. On a interdit à la Banque centrale
d'intervenir, on oblige les pays à mener des politiques d'austérité
qu'aucun économiste ne soutient vraiment, hormis peut-être quelques
économistes allemands. On est en réalité dans un problème politique:
c'est la construction européenne et ses contradictions qui sont au coeur
de la question.
Par ailleurs, il faut savoir qu'à l'heure où la société
s'«économicise», la profession d'économiste vit, depuis une vingtaine
d'années, une véritable transformation intellectuelle, une mutation de
l'ordre de celle que le keynésianisme a pu produire sur la conception de
l'équilibre macroéconomique. Les économistes discutent avec les
psychologues pour comprendre pourquoi les schémas cognitifs divergent de
leurs propres postulats de rationalité. Ils font de plus en plus
d'histoire. Le lien avec les juristes et les sociologues est également
très important.
La profession n'est pas dupe de son extraordinaire difficulté à
comprendre la mondialisation et les crises financières, et de la
nécessité qui est la sienne de s'enrichir, ici au bon sens du terme, au
contact des autres disciplines.
On note en effet depuis quelques années l'expansion d'une
nouvelle économie «comportementale» qui utilise certains travaux de
sciences sociales, et s'éloigne donc des théories néoclassiques. Mais ce
qui ne change pas avec cette nouvelle tendance, c'est l'effet de
scientificité recherché, et donc d'autorité incontestable... Il y a
encore ici l'idée d'une position de surplomb du discours de l'expert par
rapport aux politiques démocratiques. N'est-ce pas là le vrai secret de
la fascination actuelle exercée par l'économie, en même temps que son
danger?
D. Cohen Il y a un bon et un mauvais usage de
l'économie, comme d'ailleurs des autres disciplines. L'erreur serait de
croire qu'il y a un discours unifié des économistes. Ils divergent sur
un grand nombre de points, et ce ne sont pas des vérités révélées qu'il
faut attendre de leur part, mais des raisonnements, des données, qui
doivent être débattus dans la cité.
L'autre erreur, c'est de surestimer le degré d'influence des
économistes. Le plus souvent les politiques se contentent d'utiliser tel
ou tel économiste pour légitimer leurs discours. Il faut je crois
relativiser fortement le discours selon lequel les économistes «guident
le monde». C'est plutôt le contraire.
Propos recueillis par François Armanet et Aude Lancelin
Na sequência deste diálogo entre Marcel Gauchet e Daniel Cohen, "L'Obs" registou também os depoimentos do filósofo Jean-Pierre Dupuy, professor na Universidade Stanford, na Califórnia e ex-professor na École Polytechnique, do filósofo Michaël Foessel, professor na École Polytechnique e do colectivo "L'Assaut".
"L'économie, cette immense duperie": les anti-économistes prennent la parole
L'art de se duper soi-même, par Jean-Pierre Dupuy
Les
économistes sont-ils des imposteurs ? Un imposteur ment et sait qu'il ment. Il trompe son monde et sait qu'il trompe. Les
économistes, eux,
se
trompent car ils se mentent à eux-mêmes, c'est tout différent. Ou,
plutôt, ils se font sans le savoir les complices d'une immense duperie
de soi collective qui s'appelle l'économie.
Cette affirmation a été posée pour la première fois par un philosophe
et moraliste écossais qui allait devenir, selon l'histoire officielle,
le premier des
économistes: Adam Smith. Son message ? Si
nous courons après la richesse sans jamais en être rassasiés, c'est bien
que ce que nous cherchons à travers elle n'est pas la satisfaction de
besoins matériels.
L'économie est mue par le désir - et plus spécialement le désir
d'être reconnu par les autres, d'être admiré par eux, cette admiration
fût-elle teintée d'envie. Et de cela, on n'a jamais assez. Les besoins
sont limités, pas le désir.
Cependant, le système ne fonctionne que parce que les agents sont
dans l'opacité sur leurs propres motivations et sur celles des autres.
Ils croient que la richesse suffit par elle-même à faire leur bonheur.
Le véritable effet de la richesse est d'attirer sur celui qui la possède
la convoitise des autres. Peu importe que les autres convoitent ce qui
ne mérite pas d'être convoité, ce qui compte, c'est le regard de
convoitise lui-même.
C'est de ce regard que sans le savoir chacun est avide. Les agents se
trompent en attribuant à la richesse des vertus qu'elle n'a pas ; mais
cette erreur nourrit une convoitise qui, finalement, apporte des
satisfactions: ainsi, l'erreur de départ devient à la fin une vérité.
L'économie, c'est finalement un jeu de dupes, un théâtre dans lequel
chacun est à la fois dupe et complice de la duperie. La théorie
économique participe pleinement de cette duperie généralisée.
La place que joue l'économie dans nos vies individuelles comme dans
le fonctionnement de nos sociétés est exorbitante et nous trouvons cela
banal. L'économie tend à envahir le monde et nos pensées. Ce n'est donc
pas elle qui nous donnera le sens de ce phénomène massif et
extraordinaire, puisqu'elle est à la fois juge et partie.
La religion put combler pendant longtemps la soif d'infini qui est en
nous, puis ce fut la croissance qui en fournit un ersatz. Si l'homme
est ce ver de terre amoureux d'une étoile dont a parlé notre plus grand
poète, l'économie s'adresse en principe au ver de terre, à sa finitude, à
ses besoins limités. Mais avec la croissance, l'économie est devenue
l'étoile, qui n'est notre guide que parce qu'elle recule à mesure que
nous avançons. En vérité, la croissance a tous les traits d'une panique.
Aujourd'hui, l'étoile s'est éteinte. L'étymologie nous aide à décrire l'état qui en résulte : c'est un
dés-astre.
On ne prive pas un drogué de sa drogue du jour au lendemain. On ne
renonce pas à sa foi sans souffrance. Sans sacré ni croissance, qui ou
quoi pourra satisfaire le désir d'étoile qui est en nous?
Une institution imaginaire, par Michaël Foessel
Les mathématiques au XVIIe siècle, la physique au XVIIIe, l'histoire
au XIXe et la biologie au XXe: chaque siècle de l'ère moderne se
caractérise par une science reine censée révéler une fois pour toutes
les secrets du monde. A l'exception de l'histoire, et peut-être de la
physique, ces sciences sont toujours dominantes. La mathématisation de
l'économie, en particulier, marque notre présent de son empreinte. Elle a
ouvert la voie à la financiarisation du monde dont la crise de 2008
aura, sans rien y changer, manifesté l'impasse.
Science reine de notre temps, l'économie en dessine aussi l'horizon
pratique. Comme toute science, elle utilise des abstractions qui ont
cette particularité de se retrouver telles quelles dans le discours
public. «Compétitivité» plutôt que concurrence, «emploi» plutôt que
travail, «croissance» plutôt que progrès: ces concepts ont envahi le
champ politique.
C'est qu'ils ont tous l'avantage d'être quantifiables et d'assurer
ainsi la conversion de la parole publique en expertise. Après les
désillusions du XXe siècle, les évidences économiques apportent au
discours politique un regain inespéré de certitudes. Elles fixent des
objectifs que l'on ne prend plus la peine d'interroger: accroître la
compétitivité, créer de l'emploi, retrouver la croissance.
Si l'on ne peut en vouloir à une science d'utiliser des abstractions,
on peut reprocher à ceux qui s'en inspirent de les admettre sans
critique. Compétitivité, emploi et croissance peuvent, tout au plus,
être des moyens en vue d'une fin (par exemple la justice sociale, la
liberté individuelle ou l'égalité démocratique) qu'aucune science ne
pourra jamais définir.
L'économie escamote la question des fins pour se concentrer sur les
calculs, supposément rationnels, qui commandent les conduites humaines.
Elle postule que l'homme agit en vue de son propre intérêt, mais se
désintéresse de la définition de cet intérêt pour mieux se consacrer aux
moyens les plus efficaces de l'atteindre.
Comme l'a montré Cornelius Castoriadis, les fins qu'une société se fixe ne relèvent pas de la science, mais d'une
«institution imaginaire»,
d'une manière collective de voir le monde. La science économique relève
d'un imaginaire précis, celui où toutes les choses deviennent
commensurables, monnayables, échangeables. Elle se demande pourquoi dix
mesures de blé sont égales à tant de paires de chaussures mais ne
s'interroge jamais sur cette équivalence généralisée entre les choses.
En deçà de nos calculs, il existe une fiction selon laquelle tout est
calculable: cette croyance relève d'un imaginaire social que l'on a
tort de considérer comme évident.
Les
économistes peuvent tout expliquer, sauf le
capitalisme. Pour rouvrir la question des fins et ne plus considérer la
compétitivité, l'emploi et la
croissance
comme des fétiches, il faut donc se confronter à l'imaginaire qui les
sous-tend. Et cela, aucune science n'en est capable: une telle
confrontation relève exclusivement de la politique.
La langue des maîtres, par "l'Assaut"
Bien avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, les philosophes de
l'école de Francfort Adorno et Horkheimer avaient pressenti que l'avenir
de l'oppression aurait davantage besoin de mots et de concepts que de
fusils.
Après la Libération, les députés, les ministres, les journalistes
furent heureux de conquérir et d'occuper des places politiques pour
accompagner, résignés, la dépossession du peuple de son destin. Les
industries, les groupes d'intérêt, ce qu'on appelle les affaires,
devinrent l'objet politique par excellence. Le langage du commerce
devint celui des institutions.
Dans les universités du Parti socialiste, on trouvait il y a encore
quelque temps des livres de philosophie. Désormais un cadre socialiste
parle d'efficience, de réformes et d'externalités positives, il devient
le dépositaire d'une
«mathématique de l'équation [qui]
rassure le petit-bourgeois», comme l'écrivait Roland Barthes en définissant le bon sens, suprême valeur de droite dont tous se targuent aujourd'hui.
Que s'est-il passé ? Rien, dans le système, ne saurait échapper à la
création de valeurs de l'industrie. L'instrument de l'oppression se fait
sans cesse plus large: le salariat à l'époque de Marx, la société de
consommation à celle de Pasolini, l'argent à la nôtre. Dans le domaine
intellectuel, cette domination se nomme aujourd'hui économie.
Que le monde soit devenu plus complexe et que des sciences
économiques doivent l'éclairer est une absurdité: l'accumulation
rentière des oligarques est très simple et ne perdure que parce qu'elle
est présentée comme nécessaire. Le débat économique a donc comme
propriété de détruire la pensée, et toute contestation de l'ordre sous
l'angle de l'analyse économique n'est que l'aveu du diplômé désarmé.
La démocratie parlementaire, en échouant à convaincre de la nécessité
de la politique, rend le citoyen superflu. Il est salarié, il est
entrepreneur, il est consommateur, il est donc soumis à la demande de
rentabilité de son maître. Qu'il se remette à parler d'absolu, de
beauté, de bonheur, concepts absolument non mesurables et non
quantifiables, alors il se libérera, mais effraiera la police : la
maréchaussée qui contrôle les corps, et les médias qui contrôlent la
pensée en imposant la doxa économique.
Or l'économie n'existe pas. Le lexique de la captation des valeurs
par les milieux d'affaires est devenu une simple propagande d'Etat. Il
tue aujourd'hui toute imagination, tout fondement de la politique, et
donc toute possibilité d'émancipation individuelle.
« L'Assaut » (www.lassaut.org)
est un groupe de réflexion. Constitué d'intellectuels et de jeunes
énarques en poste dans les cabinets ministériels, il entend rompre avec
le ton de renonciation adopté par une partie de la gauche, qui utilise
les raisonnements de la droite dans un souci de «crédibilité» qui
désarme la lutte sociale.
MAIS PALAVRAS PARA QUÊ?