sexta-feira, 7 de novembro de 2014

OS ECONOMISTAS SÃO UNS IMPOSTORES?





A revista "L'Obs", que durante anos se chamou "Le Nouvel Observateur" e que agora mudou de nome porque, como escreveu Lampedusa «é preciso mudar tudo para que tudo continue na mesma», ou não (o "Nouvel" das vezes que mudou a sua paginação, durante as últimas décadas, ainda que conservando o antigo nome, em minha opinião ficou sempre pior), inseriu no primeiro número da nova fórmula, o nº 2607, de 23 a 29 de Outubro 2014, um debate, com o título "Les économistes sont-ils des imposteurs?", entre o filósofo e historiador Marcel Gauchet, director de estudos na École des Hautes Études en Sciences Sociales e o economista Daniel Cohen, professor na École Normale Supérieure e professor na Universidade de Paris I (Sorbonne). Uma conversa conduzida pela jornalista Aude Lancelin.

Considerando que a "Economia" invadiu o nosso quotidiano, quase se podendo dizer que já não há mais vida para além da Economia, dispenso-me de outros comentários, transcrevendo, com a devida vénia, as intervenções dos notáveis mestres.

Les économistes sont-ils des imposteurs?

 

Ils influencent les politiques et ont remplacé philosophes, sociologues et historiens pour expliquer le monde. Daniel Cohen et Marcel Gauchet s'interrogent sur leurs pouvoirs, leurs mérites et leurs limites.


Hier encore on demandait à Claude Lévi-Strauss ou à Jean Baudrillard de déchiffrer l'avenir de notre civilisation, aujourd'hui on demande à Daniel Cohen ou à Jean Tirole, nouveau prix Nobel d'économie, de nous expliquer la panne de croissance. A quel moment a eu lieu la bascule ? Dans les cabinets ministériels, difficile d'entendre parler d'autre chose que de courbes et de chiffres. Chez les éditorialistes, on parle réduction de la dette et réforme du marché du travail avec la gravité intimidante de qui prétend remplacer l'argumentation par les équations.

Le ton BFM et l'esprit «Capital» - l'hebdo du business, pas celui de Marx - semblent avoir tout annexé. A l'économie, et quasi à elle seule désormais, on accorde le sérieux, le concret des choses, les clés du lendemain. Partout elle s'est peu à peu substituée à la délibération politique et aux visions non utilitaristes du monde.

Chez les jeunes économistes eux-mêmes, la révolte gronde d'ailleurs contre les prétentions écrasantes à la scientificité de leurs aînés néoclassiques. Un collectif d'étudiants français, le Peps (Pour un Enseignement pluraliste dans le Supérieur en Economie), réclame ainsi une refonte de l'enseignement de la matière, plus ouverte aux autres sciences humaines, tandis qu'un économiste australien, Steve Keen, fait paraître ces jours-ci «l'Imposture économique» aux Editions de l'Atelier, violente charge contre la prétention de sa discipline à prendre le contrôle des politiques sociales à travers le monde.

Dans les extraits publiés par «le Monde diplomatique» d'un livre à paraître le 30 octobre (1), Régis Debray s'inquiète lui aussi : S'il y a une crise économique, l'économie est si peu en crise que son ombre portée gouverne aussi bien notre intimité que l'ensemble de notre vie publique et intellectuelle.
Et de regretter que nos mots eux-mêmes soient en train d'y laisser des plumes. «Chacun s'exprime à l'économie: il gère ses enfants, investit un lieu, affronte un challenge, souffre d'un déficit d'image, mais jouit d'un capital de relations.» Aujourd'hui «l'Obs» lance le débat en choisissant d'interroger radicalement ce phénomène si peu questionné: l'expansion de la vision économique du monde.

Aude Lancelin 


L'Obs Comment l'économie a-t-elle pu prendre une telle importance dans notre appréhension du monde? Comment les économistes ont-ils pu acquérir un tel statut de penseurs, de quasi-gourous, de prophètes?

Daniel Cohen L'économie a totalement changé de nature au cours des trente dernières années. Elle est beaucoup plus envahissante qu'auparavant. L'économisme triomphe, au sens où les gens sont désormais constamment ramenés à ce qu'ils gagnent. Si l'économie prend tant de place aujourd'hui, c'est par contraste avec la situation antérieure, dans les années 1950 et 1960, lorsqu'elle était encore mêlée à d'autres valeurs.

Il existait dans ces années-là un compromis bâtard entre le marché, fonctionnant à la compétition, et les organisations, entreprises et familles de toutes sortes, fonctionnant selon des normes issues d'une société hiérarchique, verticale, elle-même héritière des sociétés prémodernes.

Les années 1970, et 1980 surtout, ont vu émerger un «nouvel esprit du capitalisme» qui a balayé les compromis antérieurs, où les collectifs ont volé en éclats, où chacun n'a plus été mesuré qu'à proportion de sa productivité individuelle.

Marcel Gauchet Nous nous rejoignons sur le fond, même si je crois qu'il faut distinguer le discours économique comme discours de légitimation politique et la place des faits économiques dans la société. Nous étions dans un monde où le social et le politique englobaient l'économie et la structuraient dans une large mesure. Nous sommes passés dans une situation où l'économie est supposée faire société. Et, du même mouvement, le discours économique est devenu le discours autour duquel s'organise la discussion publique dans son entier: elle se ramène invariablement à l'invocation des paramètres économiques.

Mais le phénomène dépasse largement l'obsession des grandeurs financières. On va faire par exemple une analyse économique du système scolaire, afin de juger de son efficacité sur ses résultats, même si cela ne se mesure pas à proprement parler en termes monétaires. Le critère du jugement par les résultats est devenu dominant dans notre vie sociale tout entière. Il exerce une pression continue, il pénètre de plus en plus la vie de nos sociétés - c'est là le véritable «économisme», devenu le phénomène central de notre époque.
Marcel Gauchet, vous semblez observer cette évolution avec une grande inquiétude. Vous affirmiez récemment: «L'enfermement dans l'économie est un des pièges les plus dangereux du moment.»

M. Gauchet Cette évolution est en effet la source d'un malaise social immense. Parce qu'elle laisse de côté, ou renvoie dans l'invisible, des dimensions qui continuent d'être vitales du point de vue des individus et de l'existence collective, et qui n'ont plus droit de cité ou qui sont carrément déclarées obsolètes.

Au fond, nos sociétés politiques se divisent en deux, c'est même d'une certaine manière l'axe du vrai partage politique aujourd'hui, qui n'a plus rien à voir avec la droite et la gauche. D'un côté il y a ceux qui ne croient qu'en l'économie, qui sont donc adeptes conscients, ou inconscients, de cet économisme dont nous parlions. De l'autre, ceux pour lesquels l'existence collective continue de se passer en dehors de ces repères.

On le voit à l'intensité des débats sur tous les points que cet économisme laisse de côté. L'exemple type, pour prendre l'actualité immédiate, c'est la famille. Ou encore la nation. L'économie ne nous dit rien sur ces affaires. Elle n'explique ni d'où on vient, ni où on va, ni pourquoi on y va. Elle n'a à nous proposer qu'un avenir plus performant, parce que l'innovation permet une productivité supérieure, des rendements meilleurs, une richesse collective plus grande. Mais est-ce que c'est ça le but du parcours de l'humanité ?

Les liens sociaux en général répondent à d'autres normes que celle de l'efficacité économique. Vous ne vivez pas, dans les rapports avec les gens auxquels vous tenez, sur un mode économique. Une dichotomie se creuse entre le vécu spontané des peuples et la manière dont sont régies nos sociétés, de plus en plus gouvernées en fonction de cet économisme qui s'impose dans tous les secteurs de la vie sociale. Il en résulte un grand désarroi, un sentiment d'incompréhensibilité de ce qui se passe et un repli du plus grand nombre sur l'existence privée. C'est le coeur du malaise politique dans lequel nous nous trouvons.

 L'économie ne nous dit rien des fins dernières, or elle tend à supplanter toutes les autres grilles de lecture... En tant qu'économiste, Daniel Cohen, est-ce un état de fait qui vous inquiète aussi ?

D. Cohen Oui bien sûr. Le rêve des sociétés industrielles d'hier était d'intégrer les différents étages de la société: l'ouvrier, l'ingénieur, le contremaître, le patron qui appartenaient au même collectif. Tout cela faisait une société hiérarchique, étouffante et qui a fini par éclater, mais qui du point de vue de la répartition du revenu et de la production était intégrée et de fait solidaire.

On est passé depuis à une société débitée en tranches où chacun vit séparé des autres. La fin de l'homo hierarchicus n'a pas donné lieu à un homo aequalis, au sens de Louis Dumont, mais à une société étanche, où l'égalité se décline entre pairs, de manière totalement endogame. Il n'y a plus aucune communication entre les différents étages de la société. On reste entre soi. Dans l'entreprise, on externalise les tâches aux quatre coins de la planète, et le patron lui-même vit dans un autre ciel, celui de la finance. On a créé des mondes qui s'ignorent, et à l'intérieur desquels la rivalité est exacerbée.

Toutes les organisations, les institutions, l'école, l'université sont soumises à cette loi nouvelle. Tous les mois, j'ai un bonhomme qui m'envoie mon classement de 1 à 10.000 sur l'échelle des économistes mondiaux ! Je ne lui ai rien demandé. On est mis en tension, en compétition permanente. Les forces de coopération sont détruites. Et ce n'est même pas un système efficace, car il y a des réserves de productivité et d'efficacité considérables qui sont ainsi perdues, qui ne s'obtiendraient qu'à la confiance et à la réciprocité. C'est là où l'on voit que l'économisme de la société produit de manière autoréalisatrice un monde cohérent avec lui-même, où les rapports monétaires chassent les autres aspirations.

L'économie a-t-elle en quelque sorte détruit les autres modes de représentation du monde ou a-t-elle simplement servi à remplir un vide, celui laissé par la disparition de ce qu'on a appelé les «grands récits»?

M. Gauchet Il faut mesurer le changement de philosophie collective qui s'est opéré. Repartons des années 1960, sommet de l'univers sorti de la deuxième révolution industrielle. Pour la droite gaulliste, l'économie était avant tout l'instrument de la grandeur du pays - il faut être riche pour être puissant, pour avoir les moyens d'un rayonnement à l'échelle du monde. Pour la gauche, le problème était de redéfinir l'organisation économique en fonction de la forme de société qu'on souhaitait instituer.

A partir de là, le tournant des années 1970-1980 nous a fait changer de culture. Le but est devenu d'accroître de façon maximale la richesse collective afin que chacun y trouve son compte à sa façon. Il ne s'est plus agi de mettre l'économie au service du collectif, d'une manière ou d'une autre, mais d'offrir à chaque individu les moyens de choix personnels les plus grands possibles à l'intérieur d'une richesse collective qu'il fallait accroître par tous les moyens.

A cet égard, on peut vraiment parler d'un suicide inconscient du socialisme démocratique dans son rapport à l'économie. Cette conversion explique la liquidation pure et simple de la gauche européenne qui est en cours. Elle a vendu son âme au diable, mais le diable n'avait rien à lui donner, c'était un très mauvais calcul !

Ce n'est pas que l'économie a pris le pouvoir, c'est que le politique a disparu. Il s'est creusé un vide, dont la disparition du politique est un pôle et dont la disparition du sens de l'histoire est l'autre, en particulier pour le mouvement socialiste et pour la gauche en général. Aujourd'hui, notre monde est sans direction. Nous n'avons plus ni politique ni histoire. Il nous reste l'économie qui tient lieu de tout.

D. Cohen C'est vraiment le coeur de la question. De l'idée du progrès qui s'annonçait au XVIIIe siècle, il semble ne rester que celle du progrès matériel. C'est un paradoxe quand on sait que Keynes par exemple annonçait dans les années 1930 qu'en 1980 nous ne travaillerions plus - phrase célébrissime - que deux à trois heures par jour, que la question économique serait réglée comme l'avait été au siècle passé la question alimentaire, que la prospérité serait telle qu'on «pourra enfin s'occuper des choses qui comptent, l'art, la culture, la métaphysique».

Que s'est-il donc passé pour que cet idéal ne se soit pas réalisé ? En économie, on appelle ça le «paradoxe d'Easterlin», qui dit que l'appétit de richesse est insatiable, quel que soit le niveau de revenu déjà atteint. La France est aujourd'hui deux fois plus riche qu'en 1970. Cela ne se traduit pas par une hausse du niveau du bien-être ressenti par ses habitants.

L'homo economicus, comme disait Alfred Sauvy, est un marcheur qui n'atteint jamais l'horizon. Malgré la richesse sans précédent des sociétés occidentales, la demande économique n'a jamais été aussi forte parce que l'économie elle-même n'a jamais été aussi décevante. La croissance se tarit On est en train de tout rogner, nos dépenses de santé, d'éducation, de protection sociale, pour maintenir la flamme d'une croissance du pouvoir d'achat dont les effets ne seront qu'éphémères. Jusqu'où sommes-nous prêts à aller pour sacrifier le progrès social du siècle passé au nom d'un progrès matériel devenu évanescent ? Telle est la question éminemment politique du moment.
Comment expliquez-vous toutefois la promotion spectaculaire du discours économique dans l'espace public ? Au moins autant que les intellectuels, on pourrait dire en effet que les économistes n'ont cessé de se tromper...

M. Gauchet Ni la philosophie, ni la sociologie, ni l'histoire n'ont aujourd'hui la même vitalité et le même rayonnement intellectuel qu'il y a trente ou quarante ans. C'est flagrant. Il ne serait donc pas juste de se plaindre que de grandes oeuvres de sciences humaines sont reléguées dans la clandestinité par un discours économique hégémonique !

La vérité est qu'il y en a peu au rendez-vous. Pourquoi ? Que s'est-il passé intellectuellement dans nos sociétés ? La montée de l'économisme correspond, du point de vue des sensibilités, à un changement très profond de la demande sociale d'intelligence. Le désir d'intelligibilité a été supplanté par le souci d'efficacité d'un système conçu comme le seul possible. La question n'est plus de comprendre ce que sont l'homme, la société, l'histoire... La question est juste de savoir comment ça marche et comment faire en sorte que ça marche mieux.

C'est en ce sens que l'expert a pris la relève de l'intellectuel. Le mot est atroce mais parlant: on assiste à une désintellectualisation de nos sociétés. Elle va de pair avec une lecture de l'existence collective réduite au droit, à l'économie et à la technique.

D. Cohen Je partage ce constat. Sur la question des erreurs des économistes, je vais toutefois me permettre de faire un peu de corporatisme. Les économistes ont dénoncé l'«exubérance irrationnelle» des marchés financiers dans les années 1990 et bien vu aussi la bulle immobilière de la décennie suivante. Ils ont mal ou pas du tout perçu la déflagration des subprimes, de 2007, en partie parce que la finance l'avait cachée aux régulateurs eux-mêmes.

Mais quand la bulle financière a éclaté, après Lehman, la «profession», à part quelques exceptions, a parfaitement fait le diagnostic du risque d'une répétition de la crise des années 1930. Bernanke, le président de la banque centrale américaine, prend ses décisions en ayant le livre des années 1930 sur les genoux.

Alors qu'est-ce qui aujourd'hui ne fonctionne pas en Europe ? C'est notre construction institutionnelle. On a interdit à la Banque centrale d'intervenir, on oblige les pays à mener des politiques d'austérité qu'aucun économiste ne soutient vraiment, hormis peut-être quelques économistes allemands. On est en réalité dans un problème politique: c'est la construction européenne et ses contradictions qui sont au coeur de la question.

Par ailleurs, il faut savoir qu'à l'heure où la société s'«économicise», la profession d'économiste vit, depuis une vingtaine d'années, une véritable transformation intellectuelle, une mutation de l'ordre de celle que le keynésianisme a pu produire sur la conception de l'équilibre macroéconomique. Les économistes discutent avec les psychologues pour comprendre pourquoi les schémas cognitifs divergent de leurs propres postulats de rationalité. Ils font de plus en plus d'histoire. Le lien avec les juristes et les sociologues est également très important.

La profession n'est pas dupe de son extraordinaire difficulté à comprendre la mondialisation et les crises financières, et de la nécessité qui est la sienne de s'enrichir, ici au bon sens du terme, au contact des autres disciplines.
On note en effet depuis quelques années l'expansion d'une nouvelle économie «comportementale» qui utilise certains travaux de sciences sociales, et s'éloigne donc des théories néoclassiques. Mais ce qui ne change pas avec cette nouvelle tendance, c'est l'effet de scientificité recherché, et donc d'autorité incontestable... Il y a encore ici l'idée d'une position de surplomb du discours de l'expert par rapport aux politiques démocratiques. N'est-ce pas là le vrai secret de la fascination actuelle exercée par l'économie, en même temps que son danger?

D. Cohen Il y a un bon et un mauvais usage de l'économie, comme d'ailleurs des autres disciplines. L'erreur serait de croire qu'il y a un discours unifié des économistes. Ils divergent sur un grand nombre de points, et ce ne sont pas des vérités révélées qu'il faut attendre de leur part, mais des raisonnements, des données, qui doivent être débattus dans la cité.

L'autre erreur, c'est de surestimer le degré d'influence des économistes. Le plus souvent les politiques se contentent d'utiliser tel ou tel économiste pour légitimer leurs discours. Il faut je crois relativiser fortement le discours selon lequel les économistes «guident le monde». C'est plutôt le contraire.

Propos recueillis par François Armanet et Aude Lancelin


Na sequência deste diálogo entre Marcel Gauchet e Daniel Cohen, "L'Obs" registou também os depoimentos do filósofo Jean-Pierre Dupuy, professor na Universidade Stanford, na Califórnia e ex-professor na École Polytechnique, do filósofo Michaël Foessel, professor na École Polytechnique e do colectivo "L'Assaut".

"L'économie, cette immense duperie": les anti-économistes prennent la parole


L'art de se duper soi-même, par Jean-Pierre Dupuy


Les économistes sont-ils des imposteurs ? Un imposteur ment et sait qu'il ment. Il trompe son monde et sait qu'il trompe. Les économistes, eux, se trompent car ils se mentent à eux-mêmes, c'est tout différent. Ou, plutôt, ils se font sans le savoir les complices d'une immense duperie de soi collective qui s'appelle l'économie.

Cette affirmation a été posée pour la première fois par un philosophe et moraliste écossais qui allait devenir, selon l'histoire officielle, le premier des économistes: Adam Smith. Son message ? Si nous courons après la richesse sans jamais en être rassasiés, c'est bien que ce que nous cherchons à travers elle n'est pas la satisfaction de besoins matériels.

L'économie est mue par le désir - et plus spécialement le désir d'être reconnu par les autres, d'être admiré par eux, cette admiration fût-elle teintée d'envie. Et de cela, on n'a jamais assez. Les besoins sont limités, pas le désir.

Cependant, le système ne fonctionne que parce que les agents sont dans l'opacité sur leurs propres motivations et sur celles des autres. Ils croient que la richesse suffit par elle-même à faire leur bonheur. Le véritable effet de la richesse est d'attirer sur celui qui la possède la convoitise des autres. Peu importe que les autres convoitent ce qui ne mérite pas d'être convoité, ce qui compte, c'est le regard de convoitise lui-même.

C'est de ce regard que sans le savoir chacun est avide. Les agents se trompent en attribuant à la richesse des vertus qu'elle n'a pas ; mais cette erreur nourrit une convoitise qui, finalement, apporte des satisfactions: ainsi, l'erreur de départ devient à la fin une vérité.

L'économie, c'est finalement un jeu de dupes, un théâtre dans lequel chacun est à la fois dupe et complice de la duperie. La théorie économique participe pleinement de cette duperie généralisée.
La place que joue l'économie dans nos vies individuelles comme dans le fonctionnement de nos sociétés est exorbitante et nous trouvons cela banal. L'économie tend à envahir le monde et nos pensées. Ce n'est donc pas elle qui nous donnera le sens de ce phénomène massif et extraordinaire, puisqu'elle est à la fois juge et partie.

La religion put combler pendant longtemps la soif d'infini qui est en nous, puis ce fut la croissance qui en fournit un ersatz. Si l'homme est ce ver de terre amoureux d'une étoile dont a parlé notre plus grand poète, l'économie s'adresse en principe au ver de terre, à sa finitude, à ses besoins limités. Mais avec la croissance, l'économie est devenue l'étoile, qui n'est notre guide que parce qu'elle recule à mesure que nous avançons. En vérité, la croissance a tous les traits d'une panique.

Aujourd'hui, l'étoile s'est éteinte. L'étymologie nous aide à décrire l'état qui en résulte : c'est un dés-astre. On ne prive pas un drogué de sa drogue du jour au lendemain. On ne renonce pas à sa foi sans souffrance. Sans sacré ni croissance, qui ou quoi pourra satisfaire le désir d'étoile qui est en nous?

Une institution imaginaire, par Michaël Foessel


Les mathématiques au XVIIe siècle, la physique au XVIIIe, l'histoire au XIXe et la biologie au XXe: chaque siècle de l'ère moderne se caractérise par une science reine censée révéler une fois pour toutes les secrets du monde. A l'exception de l'histoire, et peut-être de la physique, ces sciences sont toujours dominantes. La mathématisation de l'économie, en particulier, marque notre présent de son empreinte. Elle a ouvert la voie à la financiarisation du monde dont la crise de 2008 aura, sans rien y changer, manifesté l'impasse.

Science reine de notre temps, l'économie en dessine aussi l'horizon pratique. Comme toute science, elle utilise des abstractions qui ont cette particularité de se retrouver telles quelles dans le discours public. «Compétitivité» plutôt que concurrence, «emploi» plutôt que travail, «croissance» plutôt que progrès: ces concepts ont envahi le champ politique.

C'est qu'ils ont tous l'avantage d'être quantifiables et d'assurer ainsi la conversion de la parole publique en expertise. Après les désillusions du XXe siècle, les évidences économiques apportent au discours politique un regain inespéré de certitudes. Elles fixent des objectifs que l'on ne prend plus la peine d'interroger: accroître la compétitivité, créer de l'emploi, retrouver la croissance.

Si l'on ne peut en vouloir à une science d'utiliser des abstractions, on peut reprocher à ceux qui s'en inspirent de les admettre sans critique. Compétitivité, emploi et croissance peuvent, tout au plus, être des moyens en vue d'une fin (par exemple la justice sociale, la liberté individuelle ou l'égalité démocratique) qu'aucune science ne pourra jamais définir.

L'économie escamote la question des fins pour se concentrer sur les calculs, supposément rationnels, qui commandent les conduites humaines. Elle postule que l'homme agit en vue de son propre intérêt, mais se désintéresse de la définition de cet intérêt pour mieux se consacrer aux moyens les plus efficaces de l'atteindre.

Comme l'a montré Cornelius Castoriadis, les fins qu'une société se fixe ne relèvent pas de la science, mais d'une «institution imaginaire», d'une manière collective de voir le monde. La science économique relève d'un imaginaire précis, celui où toutes les choses deviennent commensurables, monnayables, échangeables. Elle se demande pourquoi dix mesures de blé sont égales à tant de paires de chaussures mais ne s'interroge jamais sur cette équivalence généralisée entre les choses.

En deçà de nos calculs, il existe une fiction selon laquelle tout est calculable: cette croyance relève d'un imaginaire social que l'on a tort de considérer comme évident.

Les économistes peuvent tout expliquer, sauf le capitalisme. Pour rouvrir la question des fins et ne plus considérer la compétitivité, l'emploi et la croissance comme des fétiches, il faut donc se confronter à l'imaginaire qui les sous-tend. Et cela, aucune science n'en est capable: une telle confrontation relève exclusivement de la politique.

La langue des maîtres, par "l'Assaut"


Bien avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, les philosophes de l'école de Francfort Adorno et Horkheimer avaient pressenti que l'avenir de l'oppression aurait davantage besoin de mots et de concepts que de fusils.

Après la Libération, les députés, les ministres, les journalistes furent heureux de conquérir et d'occuper des places politiques pour accompagner, résignés, la dépossession du peuple de son destin. Les industries, les groupes d'intérêt, ce qu'on appelle les affaires, devinrent l'objet politique par excellence. Le langage du commerce devint celui des institutions.

Dans les universités du Parti socialiste, on trouvait il y a encore quelque temps des livres de philosophie. Désormais un cadre socialiste parle d'efficience, de réformes et d'externalités positives, il devient le dépositaire d'une «mathématique de l'équation [qui] rassure le petit-bourgeois», comme l'écrivait Roland Barthes en définissant le bon sens, suprême valeur de droite dont tous se targuent aujourd'hui.

Que s'est-il passé ? Rien, dans le système, ne saurait échapper à la création de valeurs de l'industrie. L'instrument de l'oppression se fait sans cesse plus large: le salariat à l'époque de Marx, la société de consommation à celle de Pasolini, l'argent à la nôtre. Dans le domaine intellectuel, cette domination se nomme aujourd'hui économie.

Que le monde soit devenu plus complexe et que des sciences économiques doivent l'éclairer est une absurdité: l'accumulation rentière des oligarques est très simple et ne perdure que parce qu'elle est présentée comme nécessaire. Le débat économique a donc comme propriété de détruire la pensée, et toute contestation de l'ordre sous l'angle de l'analyse économique n'est que l'aveu du diplômé désarmé.

La démocratie parlementaire, en échouant à convaincre de la nécessité de la politique, rend le citoyen superflu. Il est salarié, il est entrepreneur, il est consommateur, il est donc soumis à la demande de rentabilité de son maître. Qu'il se remette à parler d'absolu, de beauté, de bonheur, concepts absolument non mesurables et non quantifiables, alors il se libérera, mais effraiera la police : la maréchaussée qui contrôle les corps, et les médias qui contrôlent la pensée en imposant la doxa économique.

Or l'économie n'existe pas. Le lexique de la captation des valeurs par les milieux d'affaires est devenu une simple propagande d'Etat. Il tue aujourd'hui toute imagination, tout fondement de la politique, et donc toute possibilité d'émancipation individuelle.

« L'Assaut » (www.lassaut.org) est un groupe de réflexion. Constitué d'intellectuels et de jeunes énarques en poste dans les cabinets ministériels, il entend rompre avec le ton de renonciation adopté par une partie de la gauche, qui utilise les raisonnements de la droite dans un souci de «crédibilité» qui désarme la lutte sociale.


MAIS PALAVRAS PARA QUÊ?


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