"E agora, que vai ser de nós sem bárbaros?
Essa gente, mesmo assim, era uma solução." C.P. Cavafy
quinta-feira, 28 de julho de 2016
O QUE PRETENDE O ESTADO ISLÂMICO?
Um longo artigo sobre o "Estado Islâmico", pretensamente bem informado, mas com numerosas lacunas e contradições. Aduz muitas respostas, mas não coloca perguntas fundamentais. Em todo o caso, a sua leitura é proveitosa, pelo que fazemos aqui, com a devida vénia, a sua reprodução.
Enquête. Ce que veut vraiment l’Etat islamique
Publié le
Image
extraite d'une video de YouTube du 23 août 2013 et montrant un membre
d'un groupe djihadiste affilié à l'Etat islamique dans la province
d'Al-Anbar en Irak - AFP / YouTube
Cette grande enquête publiée dans The Atlantic
offre un éclairage sans précédent sur les objectifs et les fondements
idéologiques de Daech. Soutenant la thèse selon laquelle l’organisation
se définit essentiellement par sa lecture littérale du Coran, elle a
suscité de nombreuses réactions. En voici, en exclusivité, l’essentiel.
Qu’est-ce que l’Etat islamique [EI,
Daech en arabe] ? D’où vient cette organisation et quelles sont ses
intentions ? La simplicité de ces questions peut être trompeuse, et
rares sont les dirigeants occidentaux qui connaissent les réponses. En
décembre 2014, TheNew York Times a publié des
remarques confidentielles du général Michael K. Nagata, commandant des
opérations spéciales pour les Etats-Unis au Moyen-Orient, qui admettait
être encore très loin de comprendre l’attrait exercé par l’Etat
islamique. “Nous ne comprenons pas cette idéologie.”
L’organisation s’est emparée de Mossoul, en Irak, en juin 2014 et
règne déjà sur une zone plus vaste que le Royaume-Uni. A sa tête depuis
mai 2010, Abou Bakr Al-Baghdadi est monté le 5 juillet 2014 à la chaire
de la Grande Mosquée Al-Nour, à Mossoul, en se présentant comme le
premier calife depuis des générations. Il s’en est suivi un afflux
mondial de djihadistes, d’une rapidité et dans des proportions
sans précédent.
Nos lacunes sur l’EI sont d’une certaine
façon compréhensibles : l’organisation a fondé un royaume isolé et peu
de gens en sont revenus. Abou Bakr Al-Baghdadi ne s’est exprimé qu’une
seule fois devant une caméra. Mais son discours ainsi que d’innombrables
vidéos et brochures de propagande de l’EI sont accessibles sur Internet et les sympathisants du califat se sont donné beaucoup de mal pour faire connaître leur projet.
Nous avons mal compris la nature de l’EI pour
deux raisons. Tout d’abord, nous avons tendance à appliquer la logique
d’Al-Qaida à une organisation qui l’a clairement éclipsé. Les
sympathisants de l’EI avec qui j’ai discuté
font toujours référence à Oussama Ben Laden sous le titre honorifique de
“cheikh Oussama”, mais le djihadisme a évolué depuis l’âge d’or
d’Al-Qaida (de 1998 à 2003) et nombreux sont les djihadistes qui
méprisent les priorités et les dirigeants actuels de l’organisation.
Oussama Ben Laden considérait le terrorisme comme un prologue au
califat, qu’il ne pensait pas connaître de son vivant. Son organisation
était informelle, constituée d’un réseau diffus de cellules autonomes.
L’EI, au contraire, a besoin d’un territoire pour asseoir sa légitimité, ainsi que d’une structure hiérarchisée pour y régner.
En second lieu, nous avons été induits en erreur à cause d’une
campagne bien intentionnée mais de mauvaise foi visant à nier la nature
religieuse médiévale de l’EI. Peter Bergen, qui a produit la première interview avec Ben Laden en 1997, a intitulé son premier ouvrage Guerre sainte, multinationale [éd. Gallimard, 2002], notamment pour affirmer que le leader d’Al-Qaida était un produit du monde laïc moderne.
Ben Laden a organisé la terreur sous la forme d’une entreprise
comptant des franchises. Il exigeait des concessions politiques
précises, comme le retrait des troupes américaines d’Arabie Saoudite. Le
dernier jour de sa vie, Mohamed Atta [l’un des responsables des
attentats du 11 septembre 2001] a fait des courses à Walmart et dîné à
Pizza Hut.
Mahomet à la lettre
Il est tentant de reprendre cette observation – les djihadistes sont
issus du monde laïc moderne, avec des préoccupations politiques de leur
temps, mais déguisés avec des habits religieux – pour l’appliquer à l’EI.
Pourtant, beaucoup de ses actions paraissent insensées si on ne les
envisage pas à la lumière d’une détermination sincère à faire revenir la
civilisation à un régime juridique du VIIe siècle et à faire advenir, à terme, l’apocalypse.
La vérité est que l’EI est islamique. Très
islamique. Certes, le mouvement a attiré des psychopathes et des gens en
quête d’aventures, souvent issus des populations défavorisées du
Moyen-Orient et d’Europe. Mais la religion que prêchent les plus
fervents partisans de l’EI est issue d’interprétations cohérentes et même instruites de l’islam.
Presque chaque grande décision ou loi proclamée par l’EI
obéit à ce qu’il appelle la “méthodologie prophétique”, qui implique de
suivre la prophétie et l’exemple de Mahomet à la lettre. Les musulmans
peuvent rejeter l’EI, comme le fait
l’écrasante majorité d’entre eux. Néanmoins, prétendre que ce n’est pas
une organisation religieuse millénariste dont la théologie doit être
comprise pour être combattue a déjà conduit les Etats-Unis à
sous-estimer l’organisation et à soutenir des plans mal pensés pour
la contrer.
Nous devons apprendre à mieux connaître la généalogie intellectuelle de l’EI
si nous voulons réagir non pas de façon à le rendre plus fort, mais
plutôt de façon à faire qu’il s’immole lui-même dans un excès de zèle.
I. Dévotion
En novembre 2014, l’EI a diffusé une vidéo
de promotion retraçant ses origines jusqu’à Ben Laden. Le film
mentionnait Abou Moussab Al-Zarqaoui, le violent dirigeant d’Al-Qaida en
Irak de 2003 jusqu’à sa mort, en 2006, faisant de lui un mentor plus
direct. Il citait également deux autres chefs de guérillas ayant précédé
Abou Bakr Al-Baghdadi, le calife. Aucune mention en revanche du
successeur de Ben Laden et dirigeant actuel d’Al-Qaida, le chirurgien
ophtalmologiste égyptien Ayman Al-Zawahiri.
Al-Zawahiri n’a pas fait allégeance à Abou Bakr Al-Baghdadi et il est
de plus en plus haï par ses confrères djihadistes. Son isolement est
renforcé par son manque de charisme. Mais la rupture entre Al-Qaida et
l’EI est amorcée depuis longtemps.
Une autre figure importante est aujourd’hui en disgrâce : Abu
Muhammad Al-Maqdisi, un religieux jordanien de 55 ans qui est l’un des
grands architectes intellectuels d’Al-Qaida. Sur presque toutes les
questions de doctrine, Al-Maqdisi et l’EI sont
d’accord. Ils sont étroitement liés à l’aile djihadiste d’une branche
du sunnisme appelée le salafisme, d’après l’expression arabe al salaf al salih,
“les pieux devanciers”. Ces “devanciers” sont le Prophète lui-même et
ses premiers disciples, que les salafistes honorent et imitent.
Al-Maqdisi a été le mentor d’Al-Zarqaoui, qui est allé en Irak avec
ses conseils en tête. Avec le temps, l’élève a toutefois surpassé son
maître, qui a fini par le critiquer. Leur contentieux concernait le
penchant d’Al-Zarqaoui pour les spectacles sanglants – et, d’un point de
vue doctrinaire, sa haine des musulmans non salafistes, qui allait
jusqu’à les excommunier et les exécuter.
Dans l’islam, le takfîr, ou excommunication, est une
pratique dangereuse d’un point de vue théologique. Si l’accusateur a
tort, alors il est lui-même apostat car il s’est rendu coupable d’une
fausse accusation – un acte puni de mort. Et pourtant, Abou Moussab
Al-Zarqaoui a imprudemment allongé la liste des comportements pouvant
rendre les musulmans infidèles.
Abou Bakr Al-Baghdadi, chef de l’organisation Etat islamique.
Abou Bakr Al-Baghdadi, chef de l’organisation Etat
islamique dans une capture d’écran d’une vidéo diffusée le 5 juillet
2014 et tournée à la mosquée de Mossul, en Irak, quelques jours
auparavant, le 29 juin - AL-FURQANMEDIA/HO/AFP
Abu Muhammad Al-Maqdisi a écrit à son ancien élève qu’il devait se
montrer prudent et ne pas “émettre de larges proclamations de takfîr”
ou “déclarer des personnes coupables d’apostasie en raison de leurs
péchés”. La distinction entre apostat et pécheur est un des désaccords
fondamentaux entre Al-Qaida et l’EI.
Nier la sainteté du Coran ou les prophéties de Mahomet relève
clairement de l’apostasie. Mais Abou Moussab Al-Zarqaoui et
l’organisation qu’il a créée estiment que de nombreux actes peuvent
justifier d’exclure un musulman de l’islam, comme vendre de l’alcool et
des drogues, porter des vêtements occidentaux, se raser la barbe ou
encore voter lors d’une élection.
Etre chiite est aussi un motif d’exclusion, car l’EI
estime que le chiisme est une innovation, or innover par rapport au
Coran revient à nier sa perfection initiale. Ainsi quelque 200 millions
de chiites sont menacés de mort. Il en va de même pour les chefs d’Etat
de tous les pays musulmans, qui ont élevé le droit des hommes au-dessus
de la charia en se présentant à des élections ou en appliquant des lois
qui ne viennent pas de Dieu.
Conformément à sa doctrine sur l’excommunication, l’EI
s’engage à purifier le monde en exterminant de larges groupes de
personnes. Les publications sur les réseaux sociaux laissent penser que
les exécutions individuelles se déroulent plus ou moins en continu et
que des exécutions de masse sont organisées à quelques semaines
d’intervalle. Les “apostats” musulmans sont les victimes les plus
nombreuses. Il semble en revanche que les chrétiens qui ne résistent pas
au nouveau pouvoir échappent à l’exécution automatique. Abou Bakr
Al-Baghdadi les laisse vivre tant qu’ils paient un impôt spécial, appelé
jizya, et qu’ils se soumettent.
Retour à un islam “ancien”
Des siècles se sont écoulés depuis la fin des guerres de religion en
Europe. Depuis, les hommes ont cessé de mourir en masse pour d’obscurs
différends théologiques. C’est peut-être pour cette raison que les
Occidentaux ont accueilli la théologie et les pratiques de l’EI avec tant d’incrédulité et un tel déni.
De nombreuses organisations musulmanes traditionnelles sont même allées jusqu’à affirmer que l’EI
était “contraire à l’islam”. Toutefois, les musulmans qui emploient
cette expression sont souvent “embarrassés et politiquement corrects,
avec une vision naïve de leur religion” qui néglige “ce qu’elle a
impliqué, historiquement et juridiquement”, suggère Bernard Haykel,
chercheur de Princeton d’origine libanaise et expert de premier plan sur
la théologie de l’EI.
Tous les universitaires à qui j’ai posé des questions sur l’idéologie de l’EI m’ont renvoyé vers Bernard Haykel. Selon ce dernier, les rangs de l’EI
sont profondément imprégnés d’ardeur religieuse. Les citations du Coran
sont omniprésentes. Pour lui, l’argument selon lequel l’EI
a déformé les textes de l’islam est grotesque et on ne peut le soutenir
que par ignorance volontaire. “Les gens veulent absoudre l’islam,
explique-t-il, d’où le mantra affirmant que ‘l’islam est une religion
pacifique’.
Comme s’il existait un ‘islam’! Ce qui compte, c’est ce que
font les musulmans et comment ils interprètent leurs textes. Les membres
de l’EI ont la même légitimité que n’importe qui d’autre.”
Tous les musulmans reconnaissent que les premières conquêtes de Mahomet
ont été chaotiques et que les lois de la guerre transmises par le Coran
et les récits sur le règne du Prophète étaient adaptées à une époque
troublée et violente. Bernard Haykel estime que les combattants de l’EI
représentent un authentique retour à un islam ancien et qu’ils
reproduisent fidèlement ses pratiques guerrières. Cela englobe un
certain nombre de pratiques que les musulmans modernes préfèrent ne pas
reconnaître comme faisant partie intégrante de leurs textes sacrés.
“L’esclavage, la crucifixion et les décapitations ne sont pas des
éléments que des [djihadistes] fous sélectionneraient dans la tradition
médiévale”, affirme Bernard Haykel. Les combattants de l’EI sont “en plein dans la tradition médiévale et ils la transposent dans son intégralité à l’époque contemporaine”.
Le Coran précise que la crucifixion est l’une des seules sanctions
permises contre les ennemis de l’islam. La taxe imposée aux chrétiens
est clairement légitimée par la sourate At-Tawbah, neuvième chapitre du
Coran, qui intime aux musulmans de combattre les chrétiens et les juifs
“jusqu’à ce qu’ils versent la capitation [la taxe] de leurs propres
mains, après s’être humiliés”.
Lorsque l’EI a commencé à réduire des gens
en esclavage, même certains de ses sympathisants ont renâclé. Néanmoins,
le califat a continué à pratiquer l’asservissement et la crucifixion.
“Nous conquerrons votre Rome, briserons vos croix et asservirons vos
femmes, a promis Mohamed Al-Adnani, porte-parole de l’EI,
dans l’un des messages qu’il a adressés à l’Occident. Si nous n’y
parvenons pas, nos enfants et nos petits-enfants y parviendront. Et ils
vendront vos fils sur le marché aux esclaves.”
II. Territoire
En novembre 2014, je me suis rendu en Australie pour rencontrer Musa
Cerantonio, un trentenaire identifié comme l’une des deux plus
importantes “nouvelles autorités spirituelles” guidant les étrangers
pour qu’ils rejoignent l’EI. Pendant trois ans, il a été télévangéliste sur Iqraa TV,
au Caire, mais il est parti quand la chaîne a contesté ses appels
fréquents à la création d’un califat. Maintenant, il prêche sur Facebook
et Twitter.
Musa Cerantonio, un homme grand et avenant à l’air studieux, raconte
qu’il blêmit à la vue des vidéos de décapitations. Il déteste voir la
violence, même si les sympathisants de l’EI sont contraints de la soutenir. Il a une barbe broussailleuse qui rappelle certains fans du Seigneur des anneaux, et son obsession pour l’idéologie apocalyptique de l’islam m’était familière.
En juin 2014, Musa Cerantonio et son épouse ont tenté d’émigrer – il
n’a pas précisé où (“Il est illégal de partir en Syrie”, précise-t-il
méfiant) – mais ils ont été arrêtés en route, aux Philippines, et
expulsés vers l’Australie. En Australie, chercher à rejoindre l’EI
ou se rendre sur son territoire est une infraction ; le gouvernement a
donc confisqué le passeport de Musa Cerantonio. Jusqu’à présent,
toutefois, il est libre. C’est un idéologue sans affiliation officielle,
mais dont la parole fait autorité auprès des autres djihadistes pour ce
qui touche à la doctrine de l’EI.
Nous nous sommes donné rendez-vous pour déjeuner à Footscray, une
banlieue multiculturelle très peuplée de Melbourne. Musa Cerantonio a
grandi là, dans une famille italo-irlandaise.
Musa Cerantonio, prédicateur de l’Etat islamique.
Musa Cerantonio, prédicateur de l’Etat islamique - Capture d’écran de YouTube
Il me raconte sa joie lorsque Abou Bakr Al-Baghdadi a été déclaré
calife, le 29 juin 2014, ainsi que l’attraction que l’Irak et la Syrie
ont commencé à exercer sur lui et ses amis. “J’étais dans un hôtel [aux
Philippines] et j’ai vu la déclaration à la télévision. J’étais ébahi et
je me disais ‘Qu’est-ce que je fais coincé dans cette
foutue chambre ?’”
Le dernier califat historique est l’Empire ottoman, qui a connu son âge d’or au XVIe siècle,
avant de subir un long déclin jusqu’à sa disparition en 1924. Mais Musa
Cerantonio, comme de nombreux sympathisants de l’EI,
met en doute la légitimité de ce califat, car il n’appliquait pas
intégralement la loi islamique, qui requiert lapidation, esclavage et
amputations, et parce que ses califes ne descendaient pas de la tribu du
Prophète, les Quraychites.
Abou Bakr Al-Baghdadi a longuement insisté sur l’importance du
califat dans le sermon qu’il a prononcé à Mossoul. Il a expliqué que
faire renaître l’institution du califat – qui n’a existé que de nom
pendant environ mille ans – était une obligation commune. Lui et ses
fidèles s’étaient “empressés de déclarer le califat et de nommer un
imam” à sa tête, a-t-il déclaré. “C’est le devoir des musulmans, un
devoir qui a été négligé pendant des siècles… Les musulmans commettent
un péché en l’oubliant et ils doivent constamment chercher à l’établir.”
Comme Oussama Ben Laden avant lui, Abou Bakr Al-Baghdadi s’exprime
avec emphase, utilisant de nombreuses allusions coraniques et en
affichant une grande maîtrise de la rhétorique classique. Mais
contrairement à Ben Laden et aux faux califes de l’Empire ottoman, il
est Quraychite.
Le califat, m’a expliqué Musa Cerantonio, n’est pas uniquement une
entité politique mais également un véhicule du salut. La propagande de
l’EI relaie régulièrement les serments de bay’a
(allégeance) des autres organisations djihadistes. Musa Cerantonio m’a
cité un proverbe attribué au Prophète selon lequel mourir sans avoir
fait vœu d’allégeance revient à mourir jahil (ignorant) et donc à “mourir hors de la foi”.
Le prédicateur Musa Cerantonio.
Le prédicateur Musa Cerantonio - Capture d’écran de YouTube
Pour être calife, il faut remplir les conditions précisées par le
droit sunnite : être un homme musulman adulte descendant de Quraych,
manifester une probité morale, une intégrité physique et mentale, et
faire preuve de ’amr, c’est-à-dire d’autorité. Ce dernier
critère, selon Musa Cerantonio, est le plus difficile à remplir, et il
exige que le calife ait un territoire sur lequel faire régner la
loi islamique.
Après le sermon d’Abou Bakr Al-Baghdadi, les djihadistes ont commencé
à affluer quotidiennement en Syrie, plus motivés que jamais. Jürgen
Todenhöfer, auteur allemand et ancienne figure politique qui s’est rendu
dans les territoires contrôlés par l’EI en
décembre 2014, a déclaré avoir vu affluer, en deux jours seulement,
100 combattants au poste de recrutement installé sur la
frontière turque.
A Londres, une semaine qui a précédé mon déjeuner avec Musa
Cerantonio, j’ai rencontré trois anciens membres d’un groupe islamiste
interdit appelé Al-Muhajiroun (Les émigrés) : Anjem Choudary, Abu Baraa
et Abdul Muhid. Tous trois souhaitaient émigrer pour rejoindre l’EI,
mais les autorités ont confisqué leurs passeports. Comme Musa
Cerantonio, ils considéraient le califat comme le seul gouvernement
légitime. Dans nos entretiens, leur principal objectif était de
m’expliquer ce que représente l’EI et en quoi sa politique reflète la loi de Dieu.
Anjem Choudary, 48 ans, est l’ancien chef du groupe. Il apparaît
souvent dans les émissions d’information sur le câble car il est l’une
des seules personnes que les producteurs peuvent inviter en étant
assurés qu’il défendra l’EI avec véhémence –
jusqu’à ce qu’on coupe son micro. Au Royaume-Uni, il a une réputation de
détestable fanfaron, mais lui et ses disciples croient sincèrement en
l’EI et ils diffusent sa doctrine. Anjem
Choudary et consorts sont très présents sur les fils Twitter des
habitants des territoires contrôlés par l’EI et Abu Baraa gère une chaîne YouTube pour répondre aux questions sur la charia.
Depuis septembre 2014, les autorités mènent une enquête sur ces trois
hommes, qui sont soupçonnés d’apologie du terrorisme. En raison de cette
enquête, ils ont dû me rencontrer un par un : toute communication entre
eux aurait enfreint les termes de leur liberté conditionnelle. Anjem
Choudary m’a donné rendez-vous dans une confiserie de la banlieue
d’Ilford, à l’est de Londres.
Logement gratuit pour tous
Avant le califat, “environ 85 % de la charia n’était pas appliquée,
m’explique-t-il. Ces lois étaient en suspens jusqu’à ce que nous ayons
un khilafa [un califat], et c’est maintenant le cas”. Sans
califat, par exemple, il n’y a pas d’obligation d’amputer les mains des
voleurs pris en flagrant délit. Avec l’établissement d’un califat, cette
loi ainsi que toute une jurisprudence reprennent soudain vie. En
théorie, tous les musulmans sont obligés d’émigrer vers le territoire où
le calife applique ces lois.
Anjem Choudary affirme que la charia est mal comprise en raison de
son application incomplète par des régimes comme l’Arabie Saoudite, qui
décapite les meurtriers et ampute les mains des voleurs.
“Le problème, explique-t-il, c’est que des pays comme l’Arabie Saoudite
appliquent uniquement le code pénal et ne mettent pas en œuvre la
justice socio-économique de la charia. Et ils ne font qu’engendrer de la
haine pour la loi islamique.”
Cet ensemble de mesures, selon lui, inclut la gratuité pour tous du
logement, de la nourriture et des vêtements, même si tout le monde a
bien sûr le droit de travailler pour s’enrichir.
Abdul Muhid, 32 ans, a prolongé cette réflexion. Il portait une
élégante tenue moudjahidine lorsque je l’ai retrouvé dans un restaurant
local : barbe broussailleuse, chapeau afghan et portefeuille porté dans
ce qui ressemblait à un étui de revolver à l’épaule. Il avait à cœur
d’aborder la question des aides sociales. L’EI
applique peut-être des sanctions médiévales contre les crimes moraux,
mais son programme d’aides sociales est, du moins à certains égards,
suffisamment progressiste pour plaire à des commentateurs de gauche. Les
soins de santé, affirme-t-il, sont gratuits. Fournir des aides sociales
n’était pas selon lui un choix politique, mais une obligation en vertu
de la loi de Dieu.
III. L’apocalypse
Tous les musulmans reconnaissent que Dieu est le seul à savoir de
quoi sera fait l’avenir. Ils s’accordent aussi à dire qu’il nous en a
offert un aperçu dans le Coran et les récits du Prophète. L’EI
s’écarte cependant de presque tous les autres mouvements djihadistes
actuels car il pense être le personnage central des textes sacrés.
Oussama Ben Laden mentionnait rarement l’apocalypse et, quand c’était
le cas, il semblait partir du principe qu’il serait mort depuis
longtemps quand le glorieux châtiment divin se produirait enfin. “Ben
Laden et Al-Zawahiri sont issus de familles sunnites appartenant à
l’élite, qui méprisent ces spéculations et les voient comme une
préoccupation des masses”, affirme Will McCants, qui travaille pour la
Brookings Institution et écrit un livre sur la pensée apocalyptique de
l’EI.
Pendant les dernières années de l’occupation américaine en Irak, les fondateurs directs de l’EI
voyaient, au contraire, de nombreux signes de la fin des temps. Ils
s’attendaient à l’arrivée sous un an du Mahdi, la figure messianique
destinée à conduire les musulmans vers la victoire avant la fin
du monde.
Pour certains croyants – ceux qui rêvent de batailles épiques entre
le bien et le mal – les visions de massacres apocalyptiques répondent à
un profond besoin psychologique. Parmi les sympathisants de l’EI
que j’ai rencontrés, c’est Musa Cerantonio, l’Australien, qui a exprimé
le plus grand intérêt pour l’apocalypse. Certains aspects de cette
prédiction lui sont propres et n’ont pas encore le statut de doctrine.
D’autres éléments viennent de sources sunnites traditionnelles et
apparaissent partout dans la propagande de l’EI.
Il s’agit notamment de la croyance qu’il n’y aura que 12 califes
légitimes (Abou Bakr Al-Baghdadi étant le huitième), que les armées de
Rome se rassembleront pour affronter les armées de l’islam dans le nord
de la Syrie et que la grande bataille finale de l’islam contre un
anti-messie se déroulera à Jérusalem après une dernière période de
conquête islamique.
La bataille de Dabiq
L’EI accorde une importance cruciale à la
ville syrienne de Dabiq, près d’Alep. Il a nommé son magazine de
propagande d’après elle et il a organisé de folles célébrations après
avoir conquis (non sans mal) les plaines de Dabiq, qui sont inutiles
d’un point de vue stratégique. C’est ici, aurait déclaré le Prophète,
que les armées de Rome installeront leur camp. Les armées de l’islam les
y affronteront et Dabiq sera pour Rome l’équivalent de Waterloo.
Les propagandistes de l’EI se pâment à cette idée et sous-entendent constamment que cet événement se produira sous peu. Le magazine de l’EI
cite Abou Moussab Al-Zarqaoui, qui aurait déclaré : “L’étincelle a été
allumée ici, en Irak, et sa chaleur continuera de s’intensifier jusqu’à
brûler les armées des croisés à Dabiq.” Maintenant qu’il s’est emparé de
Dabiq, l’EI y attend l’arrivée d’une armée
ennemie, dont la défaite déclenchera le compte à rebours précédant
l’apocalypse. “Nous enterrons le premier croisé américain à Dabiq et
nous attendons avec impatience l’arrivée du reste de vos armées”, a
proclamé un bourreau masqué dans une vidéo de novembre 2014 montrant la
tête tranchée de Peter Kassig, travailleur humanitaire qui était retenu
en otage depuis 2013.
Après la bataille de Dabiq, explique Musa Cerantonio, le califat
s’agrandira et ses armées pilleront Istanbul. Certains pensent qu’il se
lancera ensuite à la conquête de la Terre entière, mais Musa Cerantonio
estime qu’il ne dépassera jamais le Bosphore. Dajjal, un antimessie de
la littérature musulmane apocalyptique, arrivera de la région du
Khorasan, à l’est de l’Iran, et tuera un grand nombre des combattants du
califat jusqu’à ce qu’il n’en reste que 5 000, piégés à Jérusalem.
Alors que Dajjal se préparera à les éliminer, Jésus – le deuxième
Prophète le plus vénéré dans l’islam – reviendra sur Terre, transpercera
Dajjal d’une lance et conduira les musulmans jusqu’à la victoire.
Selon cette théorie, même les revers essuyés par l’EI n’ont pas d’importance. Dieu a de toute façon ordonné d’avance la quasi-destruction de son peuple.
IV. La lutte
A Londres, Anjem Choudary et ses étudiants m’ont décrit en détail la façon dont l’EI
doit mener sa politique étrangère maintenant qu’il est a fondé un
califat. Il a déjà entrepris le “djihad offensif”, conformément à la
charia, soit l’expansion par la force dans des pays qui ne sont pas
gouvernés par des musulmans. “Jusqu’à présent, nous ne faisions que nous
défendre”, déclare Anjem Choudary. Sans califat, le djihad offensif est
un concept inapplicable. En revanche, faire la guerre pour agrandir le
califat est un devoir crucial du calife.
Abu Baraa, confrère d’Anjem Choudary, m’a expliqué que la loi
islamique n’autorisait des traités de paix temporaires que durant une
décennie. De la même manière, accepter des frontières est anathème,
comme l’a déclaré le Prophète et comme le répètent les vidéos de
propagande de l’EI. Si le calife consent à une
paix à plus long terme ou à une frontière permanente, il sera dans
l’erreur. Les traités de paix temporaires sont renouvelables, mais ils
ne peuvent s’appliquer à tous les ennemis en même temps : le calife doit
mener le djihad au moins une fois par an.
Anjem
Choudary s’adressant à des manifestants musulmans regroupés devant
l’ambassade des Etats-Unis à Londres le 14 septembre 2012. Ils
protestaient contre un film prétendument insultant pour la foi
musulmane.
Anjem Choudary s’adressant à des manifestants musulmans
regroupés devant l’ambassade des Etats-Unis à Londres le 14 septembre
2012. Ils protestaient contre un film prétendument insultant pour la foi
musulmane - Leon Neal/AFP
Il faut insister sur le fait que l’EI
pourrait être paralysé par son radicalisme. Le système international
moderne, né de la paix de Westphalie, en 1648, repose sur la disposition
de chaque Etat à reconnaître des frontières, même à contrecœur.
D’autres organisations islamistes, comme les Frères musulmans et le
Hamas, ont succombé aux flatteries de la démocratie et à la perspective
d’une invitation au sein de la communauté des nations. Pour l’EI, ce n’est pas envisageable : ce serait une apostasie.
Les Etats-Unis et leurs alliés ont réagi contre l’EI
tardivement et avec stupéfaction. Les ambitions de l’organisation et
les grandes lignes de sa stratégie étaient manifestes dans ses
déclarations et sur les réseaux sociaux dès 2011, quand l’EI
n’était qu’un mouvement parmi les nombreux groupes terroristes présents
en Syrie et en Irak. En 2011, Abou Bakr Al-Baghdadi s’était déjà
qualifié de “commandeur des croyants”, un titre habituellement réservé
aux califes.
Si nous avions identifié les intentions de l’EI
plus tôt et compris que le vide politique en Syrie et en Irak lui
donnerait tout l’espace nécessaire pour les mettre en œuvre, nous
aurions au minimum poussé l’Irak à renforcer sa frontière avec la Syrie
et à négocier des accords avec sa population sunnite. Et pourtant, début
2014, Barack Obama a déclaré au New Yorker qu’il voyait l’EI comme un partenaire plus faible d’Al-Qaida. “Si une équipe de basketteurs junior enfile des maillots de la NBA, ça ne fait pas d’eux Kobe Bryant”, a-t-il ironisé.
Les dessous de l’exécution de Peter Kassig
Notre incapacité à comprendre la rupture entre l’EI
et Al-Qaida, ainsi que les différences cruciales qui les séparent, a
entraîné de dangereuses décisions. A l’automne 2014, le gouvernement
américain a accepté un plan désespéré pour sauver l’otage Peter Kassig.
Ce plan requérait l’interaction de figures fondatrices de l’EI et d’Al-Qaida.
L’objectif était qu’Abu Muhammad Al-Maqdisi, mentor d’Al-Zarqaoui et
haute figure d’Al-Qaida, contacte Turki Al-Binali, principal idéologue
de l’EI et ancien étudiant d’Al-Maqdisi. Les deux hommes s’étaient brouillés car ce dernier avait critiqué l’EI. L’érudit jordanien avait déjà appelé l’EI à se montrer clément envers le Britannique Alan Henning. En décembre 2014, The Guardian a révélé que le gouvernement américain, en utilisant un intermédiaire, avait demandé à Al-Maqdisi d’intervenir auprès de l’EI en faveur de l’otage Peter Kassig.
Al-Maqdisi vivait librement en Jordanie, mais il lui était interdit
de communiquer avec des terroristes à l’étranger et il était étroitement
surveillé. Quand la Jordanie a autorisé les Etats-Unis à organiser une
rencontre avec Turki Al-Binali, le Jordanien a acheté un téléphone avec
de l’argent américain et il a pu correspondre à son aise avec son ancien
étudiant pendant quelques jours avant que le gouvernement jordanien ne
mette un terme à la conversation et ne se serve de ce prétexte pour
l’incarcérer. Quelques jours plus tard, la tête tranchée de Peter Kassig
est apparue dans une vidéo filmée à Dabiq.
Intentions génocidaires
La mort du travailleur humanitaire était une tragédie, mais le succès
du plan des Etats-Unis aurait été une catastrophe. La réconciliation
d’Abu Muhammad Al-Maqdisi avec Turki Al-Binali aurait réduit le fossé
entre les deux plus importantes organisations djihadistes au monde. Il
est possible que la Maison-Blanche ait seulement voulu faire parler
Turki Al-Binali pour obtenir des renseignements ou pour l’assassiner. De
multiples tentatives visant à obtenir une réponse du FBI
à ce sujet sont restées infructueuses. Quoi qu’il en soit, vouloir
rabibocher les deux principaux ennemis terroristes des Etats-Unis révèle
un manque de discernement lamentable.
Punis de notre indifférence initiale, nous attaquons maintenant l’EI
sur le champ de bataille en soutenant Kurdes et Irakiens, ainsi qu’au
moyen de frappes aériennes régulières. Certains observateurs ont appelé à
une intensification de la riposte, parmi lesquels plusieurs
porte-parole de la droite interventionniste qui se sont exprimés en
faveur du déploiement de dizaines de milliers de soldats américains.
Ces appels ne doivent pas être rejetés précipitamment : une
organisation qui ne cache pas ses intentions génocidaires se trouve à
deux pas de ses victimes potentielles et commet quotidiennement des
atrocités sur le territoire qui est déjà sous son contrôle. En outre, si
l’EI perd son emprise sur les territoires
syrien et irakien, il cessera d’être un califat. Celui-ci ne pourra plus
être au cœur de sa propagande, ce qui fera disparaître le supposé
devoir religieux d’émigrer pour le servir. Et pourtant, les risques
d’une escalade de la violence sont considérables. Une invasion
représenterait une grande victoire pour la propagande des djihadistes du
monde entier, qui pensent tous que les Etats-Unis veulent s’embarquer
dans une croisade des temps modernes pour tuer les musulmans. A quoi
s’ajoute notre maladresse lors de nos précédentes tentatives
d’occupation. La montée de l’EI, après tout, n’a été possible que parce que notre occupation [de l’Irak] a ouvert un espace pour Zarqaoui et ses successeurs.
Etant donné tout ce que nous savons sur l’EI,
continuer de le saigner peu à peu au moyen de frappes aériennes et de
batailles par alliés interposés semble la moins mauvaise solution. Le
coût humanitaire de l’EI est élevé, mais la
menace qu’il représente pour les Etats-Unis est limitée. Le noyau
d’Al-Qaida fait figure d’exception parmi les organisations djihadistes
en raison de son intérêt pour “l’ennemi lointain” (l’Occident). Les
principales préoccupations de la majorité des organisations djihadistes
concernent des questions plus proches de chez eux. C’est
particulièrement vrai pour l’EI. Abou Bakr Al-Baghdadi a demandé à ses agents saoudiens de “régler la question des rafida
[chiites] d’abord, puis des Al-Sulul [sympathisants sunnites de la
monarchie saoudienne], avant de s’attaquer aux croisés et à
leurs bases”.
Les combattants étrangers (ainsi que leurs femmes et leurs enfants)
se rendent dans le califat avec un aller simple : ils veulent vivre
selon la véritable charia et nombre d’entre eux cherchent à devenir des
martyrs.
Quelques “loups solitaires” soutenant l’EI ont
attaqué des cibles occidentales et d’autres attentats se produiront.
Toutefois, la plupart des agresseurs se sont avérés des amateurs
frustrés, incapables d’émigrer vers le califat. Même si l’EI se réjouit de ces attentats, notamment dans sa propagande, il n’a planifié ni financé aucun d’entre eux. (L’attaque contre Charlie Hebdo à Paris était principalement une opération d’Al-Qaida.)
S’il est contenu, il est probable que l’EI
cause lui-même sa chute. Il n’est allié à aucun autre pays et son
idéologie garantit que cela ne changera pas. Les terres qu’il contrôle,
certes vastes, sont pour l’essentiel inhabitées et arides. A mesure
qu’il stagnera ou que son territoire rétrécira lentement, sa prétention
d’être le moteur de la volonté de Dieu et l’agent de l’apocalypse perdra
de sa valeur. A mesure qu’augmenteront les informations sur la misère
qui y règne, les autres mouvements islamistes radicaux seront
discrédités : personne n’a jamais cherché à ce point à appliquer
strictement la charia en faisant appel à la violence. Voilà à quoi
cela ressemble.
V. Dissuasion
Il serait facile d’évoquer, concernant l’EI, un “problème avec l’islam”. La religion autorise de nombreuses interprétations et les sympathisants de l’EI
sont moralement responsables de celle qu’ils ont choisie. Et pourtant,
en faire une institution contraire à l’islam peut être contreproductif,
notamment si ceux qui entendent ce message ont lu les textes sacrés et
vu que de nombreuses pratiques du califat y sont clairement décrites.
Les musulmans peuvent affirmer que l’esclavage n’est plus légitime
aujourd’hui, et que la crucifixion est condamnable à ce stade de
l’Histoire. Nombre d’entre eux tiennent précisément ce discours. En
revanche, ils ne peuvent condamner l’esclavage et la crucifixion dans
l’absolu sans contredire le Coran et l’exemple donné par le Prophète.
L’idéologie de l’EI exerce un attrait
puissant sur une certaine population. Les hypocrisies et les
incohérences de la vie s’évanouissent face à elle. Musa Cerantonio et
les salafistes que j’ai rencontrés à Londres sont incollables : aucune
de mes questions ne les a pris de court. Volubiles, ils m’ont exposé
leurs idées – et même de manière convaincante si l’on accepte leurs
postulats. Juger celles-ci contraires à l’islam revient selon moi à les
inviter à un débat qu’ils gagneraient.
Les non-musulmans ne peuvent dicter aux musulmans la manière correcte
de pratiquer leur religion. Mais les musulmans ont lancé ce débat
depuis longtemps dans leurs rangs. Il existe une autre branche de
l’islam qui offre une solution radicale à l’EI : elle est tout aussi intransigeante, mais aboutit à des conclusions opposées.
“Ce n’est pas mon califat”
Abou Bakr Al-Baghdadi est salafiste. Le terme “salafiste” est devenu
péjoratif, notamment parce que de véritables criminels ont lancé des
batailles au nom de cette école de pensée. Mais la plupart de ses
partisans ne sont pas djihadistes et ils adhèrent généralement à des
mouvances religieuses qui rejettent l’EI. Ils
sont déterminés, comme le note Bernard Haykel, à agrandir le Dar
Al-Islam, la terre de l’Islam, y compris au moyen de pratiques
monstrueuses comme l’esclavage et l’amputation – mais pas tout de suite.
Leur priorité est la purification personnelle et l’observance
religieuse. Pour eux, tout ce qui menace ces objectifs est interdit,
comme provoquer une guerre ou des troubles risquant de perturber les
vies, la prière et les études.
Image issue du site
djihadiste Welayat Salahuddin et montrant des membres du l’Etat
islamique dans un véhicule volé aux forces de sécurité iraquiennes, le
14 juin 2014 dans la province de Salah ad-Din, province natale de
Saddam Hussein.
Image issue du site djihadiste Welayat Salahuddin et
montrant des membres du l’Etat islamique dans un véhicule volé aux
forces de sécurité iraquiennes, le 14 juin 2014 dans la province de
Salah ad-Din, province natale de Saddam Hussein – Welayat Salahuddin/HO/AFP
A l’automne 2014, je suis allé à Philadelphie dans la mosquée dirigée
par Breton Pocius, 28 ans, un imam salafiste qui se fait appeler
Abdullah. Il s’est converti au début des années 2000 après avoir été
élevé dans une famille polonaise catholique à Chicago. Tout comme Musa
Cerantonio, il parle comme un livre et montre une grande familiarité
avec les textes anciens.
Lorsque Abou Bakr Al-Baghdadi a fait son apparition, Breton Pocius a
adopté le slogan “Ce n’est pas mon califat”. “L’époque du Prophète était
baignée de sang, m’a-t-il expliqué, et il savait que les pires
conditions de vie pour n’importe quel peuple étaient le chaos, notamment
pour l’umma [communauté musulmane].” Pour cette raison,
poursuit Breton Pocius, le bon choix pour les salafistes n’est pas de
semer la discorde en créant des factions et en réduisant les autres
musulmans à des apostats.
Au contraire, Breton Pocius pense – comme une majorité de salafistes –
que les musulmans devraient se retirer de la vie politique. Ces
salafistes “quiétistes”, comme ils sont qualifiés, sont d’accord avec l’EI
pour affirmer que la loi de Dieu est la seule valable. Ils rejettent
aussi les pratiques comme les élections et la création de partis
politiques. Toutefois, la haine du Coran pour la discorde et le chaos
signifie pour eux qu’ils doivent se soumettre à quasiment n’importe quel
dirigeant, même si certains sont manifestement pécheurs.
“Le Prophète a dit : tant que le dirigeant ne s’abandonne pas clairement au kufr [mécréance], obéissez-lui”, m’a expliqué Breton Pocius.
Et tous les “livres de principes” classiques mettent en garde contre les
troubles sociaux. Vivre sans prêter serment, affirme Breton Pocius,
rend effectivement ignorant ou ignare. Mais la bay’a n’implique
pas de faire allégeance à un calife, et certainement pas à Abou Bakr
Al-Baghdadi. Cela signifie, dans une perspective plus large, adhérer à
un contrat social religieux et s’engager pour une société de musulmans,
qu’elle soit dirigée ou non par un calife.Breton Pocius ressent beaucoup d’amertume contre les Etats-Unis à
cause de la façon dont il y est traité – “moins qu’un citoyen”, selon
ses termes (il affirme que le gouvernement a payé des espions pour
infiltrer sa mosquée et a harcelé sa mère à son travail pour savoir s’il
était un terroriste). Pourtant son salafisme quiétiste est un antidote
islamique au djihadisme selon la méthode d’Abou Bakr Al-Baghdadi.Les dirigeants occidentaux devraient sans doute s’abstenir de donner
leur avis sur les débats théologiques islamiques. Barack Obama lui-même a
presque tenu les propos d’un mécréant lorsqu’il a affirmé [l’an
dernier] que l’EI n’[était] “pas islamique”.
Je soupçonne que la plupart des musulmans ont apprécié l’intention du
président américain : il était à leurs côtés contre Abou Bakr
Al-Baghdadi et les chauvins non musulmans qui cherchent à les impliquer
dans les crimes de l’EI. La majorité des
musulmans ne sont toutefois pas susceptibles de rejoindre le djihad.
Ceux qui le sont auront vu leurs suspicions confirmées : les Etats-Unis
mentent sur la religion pour servir leurs intérêts.
Ne pas sous-estimer l’attrait de l’organisation
Dans le cadre limité de sa théologie, l’EI
bourdonne d’énergie et même de créativité. En dehors de ce cadre, il
pourrait difficilement être plus austère et silencieux : sa vision de la
vie est faite d’obéissance, d’ordre et de soumission au destin. Dans la
conversation, Musa Cerantonio et Anjem Choudary sont capables de passer
de la question des massacres et des tortures à une discussion sur les
vertus du café vietnamien et des pâtisseries sirupeuses – affichant un
intérêt identique pour les deux. J’ai pu apprécier leur compagnie, en
tant qu’exercice intellectuel et avec mauvaise conscience, mais
seulement jusqu’à un certain point.
Lorsqu’il a fait la critique de Mein Kampf, en mars 1940,
George Orwell a confessé qu’il n’avait “jamais été capable de détester
Hitler”. Quelque chose chez lui percevait l’image d’un outsider, même si
ses objectifs étaient lâches ou détestables.
Le fascisme, poursuivait George Orwell, est “psychologiquement bien
plus solide que n’importe quelle conception hédoniste de la vie. […] Le
socialisme et même le capitalisme, à contrecœur, ont affirmé au peuple :
‘Je peux vous offrir du bon temps.’ De son côté, Hitler a déclaré : ‘Je
vous propose la lutte, le danger et la mort’, à la suite de quoi une
nation tout entière s’est jetée à ses pieds. […] Nous ne devons pas
sous-estimer son attrait émotionnel.”
Dans le cas de l’EI, il ne faut pas non plus sous-estimer son attrait religieux ou intellectuel. Le fait que l’EI
tienne pour un dogme la réalisation imminente d’une prophétie nous
indique au moins la trempe de notre ennemi. Les outils idéologiques
peuvent convaincre certains candidats à la conversion que son message
est erroné. Les outils militaires peuvent limiter les horreurs que l’EI
commet. Mais sur une organisation aussi imperméable à la persuasion, il
n’y a pas d’autres mesures susceptibles d’avoir un impact. Même si elle
ne dure pas jusqu’à la fin des temps, la guerre risque d’être longue.
Les coulisses de l’article “Ce que veut vraiment l’Etat islamique”
C’est en août 2014 que Graeme Wood a commencé à travailler sur son grand article paru en une de The Atlantic sous le titre “Ce que veut vraiment l’Etat islamique”. “C’était devenu presque un cliché de dire que [l’Etat islamique] est un mouvement laïc qui utilise l’islam”, explique-t-il à Courrier international. Pourtant,
à mesure qu’il lisait davantage sur Daech et sa propagande, le
mouvement lui semblait bien plus informé que ce qu’il imaginait. C’est
ce qui l’a poussé à rechercher “ce qui fondait sa prétention d’être
islamique” et quelle était son interprétation de l’islam.
Interrogé sur les nombreuses critiques qu’a suscitées l’article - et
en particulier la formule selon laquelle “l’Etat islamique est très
islamique” - Graeme Wood déclare qu’il “s’attendait aux critiques”, mais
qu’il “ne s’attendait pas à ce qu’elles soient, pour beaucoup, aussi
détachées des faits relatifs à l’Etat islamique”. Il déplore que
beaucoup des réactions “ne s’intéressent pas à l’article lui-même (…)
mais à la question de savoir si l’EI est la meilleure représentation de l’islam, une question qui ne m’intéresse pas du tout”.
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