Crise financière : "Personne n'a été puni !"
Charles Ferguson, le réalisateur d'"Inside Job", dénonce la dérive d'une micro-élite des affaires, de la politique et de l'université, corrompue par l'argent facile.
Entrevista ao Nouvel Observateur, nº 2518 (7 a 13/2/2013)
"La finance est une industrie parasite, source d'instabilité" ;
"L'argent a joué un rôle de plus en plus corrupteur en politique";
"La société américaine s'apparente plus à une dictature du tiers-monde qu'à une démocratie avancée"...
Ces jugements ne sont pas proférés par un leader d'Occupy Wall Street ni par un ennemi du capitalisme, mais par Charles Ferguson, 57 ans, entrepreneur Internet à succès reconverti en réalisateur et auteur engagé.Son magistral "Inside Job", qui disséquait la crise des subprimes, a remporté l'oscar du meilleur documentaire en 2011. Son livre (1) étoffe et actualise sa démonstration : Ferguson y fournit les preuves des délits commis par le secteur financier pendant la crise. Et démontre, plus largement, comment l'accumulation de revenus astronomiques au sommet de la pyramide de la finance, des affaires et de l'université a créé une "économie de la canopée", qui fonctionne au détriment de l'intérêt national.
"Trois ans après la terrifiante crise causée par la fraude financière, pas un seul responsable n'est en prison, et c'est mal !" déclariez-vous en recevant votre oscar. Qu'en est-il deux ans après ?
- Malheureusement, rien n'a changé ! Regardez le "New York Times" du 23 janvier, qui décrit les comportements horrifiques des banquiers de Morgan Stanley, en s'appuyant sur les documents produits lors d'un procès intenté par une banque taïwanaise, qui avait acheté leurs produits toxiques. C'est incroyable... Mais ce qui est encore plus étonnant, c'est que personne n'ait été puni alors que, dans les deux ou trois ans qui ont suivi la crise, on a appris beaucoup de choses nouvelles, notamment grâce à ce type de procès.
Comment expliquez-vous l'absence de sanction judiciaire, en dépit de toutes ces preuves ?
- C'est que le secteur financier a un tel pouvoir économique et politique... qu'il peut dissuader ou empêcher les poursuites. Pourtant, il suffirait qu'Obama nomme un procureur général et un assistant aux affaires financières avec un mandat de fermeté. Les financiers ont commis des fraudes sur titres, des fraudes comptables, des infractions à la loi sur les "services honnêtes" ainsi que sur les lois Sarbanes-Oxley et RICO. Ils ont pratiqué les pots-de-vin, se sont livrés à des parjures et fausses déclarations aux enquêteurs fédéraux, etc.
Mais la crise a-t-elle été causée par ces comportements criminels ou bien par la culture de Wall Street ?
- C'est la culture de Wall Street, mais aussi l'insuffisance de régulation. Les deux sont liées : si vous régulez correctement une industrie, ses comportements changent... Le profil des banquiers d'affaires a en effet beaucoup évolué. Jusqu'en 1980, la finance était un univers sélectif, avec une population sociologiquement assez homogène, qui avait fait les grandes universités et déjeunait au Harvard Club. Cela a commencé à changer avec la dérégulation des années Reagan. Aujourd'hui, la finance attire des gens qui ont la mentalité de vendeurs de voitures d'occasion : jeunes, rapides, agressifs, court-termistes, cupides et dépourvus de tout sens moral !
La légitimité idéologique de la dérégulation - le libéralisme économique - ne serait donc que le "cache-sexe" de la cupidité ?
- En grande partie, oui. Bien sûr, certains croient sans doute sincèrement dans les vertus du marché totalement libre. Mais je trouve tout de même suspect que la plupart des nombreux experts qui plaident pour un laisser-faire extrême - dont des universitaires réputés - touchent aussi personnellement beaucoup d'argent grâce à ce système !
Vous insistez sur les millions de dollars que des personnalités académiques comme Larry Summers - ex-conseiller de Clinton et Obama et ancien président de Harvard - touchent des institutions financières. Suite à vos révélations, l'université Columbia a modifié sa politique de déclaration d'intérêts. D'autres universités ont-elles suivi ?
- Oui, certaines institutions ont suivi l'effort de transparence de Columbia. Mais le problème persiste, surtout dans de nombreuses écoles de commerce et départements d'économie, de droit ou de médecine, qui sont en lien étroit avec des industries régulées comme la finance, l'énergie, la pharmacie, les télécoms, l'agroalimentaire... En tout cas, mon film a accéléré la prise de conscience de ces conflits d'intérêts dans les médias, et aussi parmi les étudiants et les juges.
Les défenseurs de Wall Street expliquent que sans la liberté d'innover, les marchés à terme, fort utiles, n'existeraient pas. Peut-on trouver un juste milieu entre la liberté d'innover et la menace d'un risque systémique ?
- Absolument. Regardez : l'aéronautique est régulée, Airbus est régulé, Boeing est régulé, les compagnies pharmaceutiques sont régulées... Ce qui n'empêche en rien toutes ces industries de lancer régulièrement des produits innovants !
Pour vous, les démocrates sont aussi coupables que les républicains ?
- En effet, sur la lancée des années Reagan, l'administration Clinton - aidée par le président de la Federal Reserve, Alan Greenspan, et le Congrès - se fit l'apôtre de la dérégulation financière. C'est notamment elle qui, avec Larry Summers et le sénateur démocrate Phil Gramm, a dérégulé les produits dérivés négociés hors cote, dont certains seront au coeur de la crise de 2008. L'Association internationale des Swaps et Dérivés a même rédigé une large partie du texte de loi...
Espérez-vous un changement du second mandat d'Obama ?
- J'ai de gros doutes. La Maison-Blanche vient par exemple de nommer Mary Jo White à la SEC. Le gouvernement laisse entendre qu'elle va être dure avec la finance, parce qu'elle a été procureur. Elle a effectivement été procureur cinq ans, au début de sa carrière, mais elle a ensuite emprunté la "porte à tambour" (revolving door), c'est-à-dire qu'elle a intégré un cabinet d'avocats spécialisé dans la défense des criminels de la finance. Elle n'a rien d'une réformatrice !
Vous expliquez que la finance est le noyau dur d'une oligarchie, qui dicte sa loi à des politiciens de plus en plus corrompus... Ont-ils tué le rêve américain ?
- Ils l'ont en tout cas très gravement endommagé. Car les inégalités se sont accrues considérablement. Et la société américaine est devenue une sorte de jeu de dés pipés, où ceux qui ne sont pas issus d'une famille fortunée ont très peu de chances de s'en sortir. L'ascenseur social, qui était un de nos atouts, marche aujourd'hui moins bien aux Etats-Unis qu'en Allemagne, en Suède et même en France !
(1) "L'Amérique des prédateurs", par Charles H. Ferguson, JC Lattès.
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