Votre livre est un réquisitoire contre les turpitudes politiques et économiques de votre pays. Pourtant, vous paraissez aussi fier des années qui se sont écoulées depuis la mort de Franco.
En 1975, au moment de la mort de Franco, après quarante ans ou presque de dictature, les prédictions concernant l'avenir du pays étaient plutôt sombres. Tout le monde s'attendait à ce que les Espagnols retombent dans leurs vieux travers et sombrent à nouveau dans la guerre civile.
Nous avons réussi à créer une vie démocratique qui nous a donné la plus longue période de paix de notre histoire: ce n'est pas une mince performance. Nous avons mis sur pied un système de santé national que l'actuel gouvernement conservateur tente de démanteler en le privatisant. Notre système de santé est remarquablement efficace, c'est le meilleur du monde pour les greffes d'organes. La peine de mort a été abolie en 1978 en Espagne, plus tôt qu'en France ou au Royaume-Uni. Nous avons également réussi à passer d'une société profondément inégalitaire à une société beaucoup moins clivée, notamment en matière d'égalité entre hommes et femmes. En Espagne, le mariage gay a été accepté très naturellement en 2006 par la majorité de la population. Nous avons vaincu le terrorisme en démantelant une organisation terroriste particulièrement féroce, et nous y sommes arrivés sans rétablir la peine de mort ni voter de lois d'exception comme aux Etats-Unis.
Notre problème est qu'en Espagne aucune pédagogie de la démocratie n'a été véritablement pratiquée. Nous avons échoué sur certains points essentiels, particulièrement en ce qui concerne la création d'une administration professionnelle et indépendante. Nous n'avons pas su mettre en place des structures capables de contrôler l'action politique de manière efficace, nous n'avons pas su créer de contre-pouvoirs. Notre système est une farce parce que nous n'avons pas su instiller un vrai sens critique à notre opinion publique. C'est là notre principal échec.
C'est pour cela que votre livre est intitulé «Tout ce que l'on croyait solide». Des édifices politiques à l'infrastructure économique, tout peut disparaître un jour..
Ce n'est pas un problème purement espagnol, ça existe ailleurs en Europe. Mais en écrivant ce livre je voulais faire prendre conscience de l'importance de toutes ces choses que nous tenons pour acquises et que nous pouvons pourtant perdre. Je suis né en 1956, et je me souviens de mon premier voyage à l'étranger : il me fallait un passeport et une autorisation spéciale de la police parce que je n'avais pas encore l'âge de faire mon service militaire. Arrivé à la frontière française, je me souviens du moment où je l'ai traversée et où j'ai montré mon passeport au gendarme qui me dévisageait avec méfiance.
Ce que les Européens ont accompli en faisant disparaître les frontières est si important que nous oublions à quel point il a été difficile d'en arriver là. C'est une chose dont je suis peut-être plus conscient parce que j'ai vécu une partie de ma vie aux Etats-Unis. Beaucoup de ces choses que nous autres Européens trouvons normales et considérons comme acquises sont inenvisageables en Amérique: la couverture médicale pour tous, par exemple, ou un système éducatif national. Ce sont des réussites majeures de la construction européenne, et nous n'y faisons plus attention parce qu'elles font partie de nos vies quotidiennes. Nous avons vu la civilisation européenne s'effondrer à deux reprises au cours du XXe siècle. Construire est un processus très difficile, détruire est en revanche très simple. La crise a montré que ce que nous possédons est bien plus singulier et plus fragile que nous le supposions.
Quels sont les trois livres que vous emporteriez sur une île déserte?
«L'Education sentimentale» et la «Correspondance» de Flaubert est un choix évident. Seulement trois ? Je n'y arriverai jamais. Si je ne dois en garder que trois, j'éliminerai alors peut-être Flaubert. Et prendrai Proust, Montaigne et Cervantès.
Propos recueillis par François Armanet et Gilles Anquetil