Abdelwahab Meddeb
Après le printemps de Tunis :
L’avenir de la liberté
à l’aune du conflit
entre séculiers et islamistes
Ce qui arrive aujourd'hui à la Tunisie incombe à la responsabilité de
Bourguiba, l'homme qui avait fondé un Etat "instituteur du peuple"
(Rousseau), afin de lui donner le degré d'instruction nécessaire pour
parvenir à la culture démocratique sans laquelle l'avènement de la
démocratie ne peut qu'être dévoyé (comme ce à quoi nous assistons
aujourd'hui). Car en démocratie, un homme, une femme égalent chacun une
voix. Et pour que l’esprit de la liberté rayonne sur la communauté,
encore faut-il que chaque votant soit parvenu à la conscience qu’il est
citoyen choisissant ce qu’il estime être le bien public à partager avec
les autres en recourant à son seul libre-arbitre. Bourguiba a omis dans
son instruction de mettre en place les étapes conduisant de l'Etat
autoritaire qui inculque la culture de la liberté à l'Etat démocratique
qui en assure l’exercice.
Il est d’autant plus condamnable qu’il
disposait et de la formation intellectuelle et de la technique politique
pour réaliser un tel dessein. Juriste frotté aux humanités arabes et
françaises, il se disait pragmatique en politique, réalisant jalon après
jalon les visées stratégiques qu’il élabore. Que de fois a-t-il loué
dans ses discours sa siyâsat al-marâhil (« politique des étapes ») ! il
l’a même recommandée aux Palestiniens et aux Arabes dans son discours de
Jéricho en 1965, leur demandant d’abandonner le romantisme du tout ou
rien pour entrer dans la légalité internationale en partant du plan de
partage adopté par l’assemblée générale de l’ONU en votant la résolution
181 le 29 novembre 1947. Or, cette politique des étapes a été
défaillante concernant le passage de l’Etat autoritaire à la démocratie.
Au lieu de s’atteler à la réalisation d’un tel projet, Bourguiba a
renforcé la structure du parti-Etat autour du dictateur, il a bloqué la
société civile, asséché le sol politique, renforcé le refoulement des
référents qui tournent autour de l'arabité et de l'islam (ce qui nous
submerge aujourd'hui c'est ce que la psychanalyse appelle "le retour du
refoulé"). Ces multiples blocages vont favoriser la catastrophe du coup
d’Etat qui fit accéder Ben Ali au pouvoir en novembre 1987. Avec lui
l'Etat a été dérouté de sa vocation publique et le bien commun a été
détourné vers l'intérêt privé. Tandis que la vocation didactique de
l’Etat a été gauchie et déviée de son horizon. Bourguiba a eu deux
points de cécité qui, s'ils lui étaient éclairées, nous aurait évité la
catastrophe que nous sommes contraints de vivre dans les jours présents :
une vision réductrice de la laïcité et le refus du pluralisme
politique.
Référent islamique et laïcité
Bourguiba
démantela la Zitouna en 1957 : je proviens d'un milieu zitounien, je
connais de l'intérieur les effets de ce démantèlement accompagné de
l'humiliation d'un corps "pontifical" qui était avant lui paré de
gloire. Il faut rappeler à ceux qui ne le savent pas que la Zitouna est
une mosquée cathédrale plus que millénaire. Elle a été fondée en 864 et
dédiée par l’émir aghlabide au calife ‘abbaside Musta’în siégeant à
Bagdad, comme le signale l’inscription dédicataire sur la base de la
coupole précédant le mihrab (s’y lit aussi le nom de son architecte,
Fath). De son enceinte a été diffusé très tôt un magistère qui a
participé à la formation et à l’entretien du savoir sunnite,
particulièrement dans sa version malékite. La Zitouna a acquis un
prestige aussi universel que celui dont jouissent ses deux émules,
al-Azhâr du Caire et la Qarawîn de Fès, toutes deux fondées plus tard au
Xe siècle.
Avec la pérennité d’une Zitouna encadrée par la
République, aurait perduré une institution où le "Pontife" sous
l’autorité et le contrôle du « Prince », aurait pu jouer son rôle
régulateur en tant que dispensateur de normes au nom de la croyance
encore profondément enracinée dans le coeur d’une large part des
citoyens.
Sur cet aspect, ma critique s'atténue car Bourguiba, en
pur produit de la culture française de la IIIe République, ne pouvait
envisager la nécessité de maintenir une niche traditionnelle dans une
perspective de modernisation ; c'est qu'il partageait la vision laïque
réductrice qui négligeait la part du sacré dans l'économie de l'humain.
Telle vision étroite était dominante en milieu intellectuel. Elle me
rappelle la querelle que suscita Georges Bataille au sein du comité de
rédaction des Temps Modernes : Bataille a en effet été raillé et par
Sartre et par de Beauvoir et par les phénoménologues ; il a été traité
d’anachronique, de mystique inconsolé de la mort de Dieu lorsqu'il eut à
présenter devant eux, en tant qu'athée, ses thèses autour de
L’expérience intérieure (ouvrage violemment critiqué par Sartre dès sa
parution en 1943). La "hiérologie" (à distinguer de la théologie) ne
pouvait être reconnue par les philosophes comme discours raisonné sur le
sacré débordant le logos que suscite le dogme divin.
Bref,
Bataille n'était pas compris par la bande qui le recevait en 1956
lorsqu'il avait insisté sur la prégnance de l'expérience du sacré,
laquelle excède la croyance ou l'adhésion à quelque credo établi. Le
discours d'un mystique orphelin, d'un religieux athée ne pouvait pendant
les années 50 être reçu par l’autorité qui donnait le la au sein du
milieu intellectuel. C’était un paradoxe assimilé à une confusion
mentale.
Il va falloir attendre une décennie pour que cette quête de
l’impossible soit admise par l’entendement. Deleuze relira Nietzsche
dans la distinction entre religion et religiosité. Le site sur lequel se
réalise la mort de Dieu n’est pas déserté, il sera investi par un
Zarathoustra réinventé, acteur transfigurant les valeurs, ce qui
n’implique pas la liquidation de l’ancien mais sa mutation.
Et l’on
reviendra à un Hölderlin relu par Heidegger. Chez le poète romantique
le Dieu des chrétiens qui meurt et ressuscite est situé dans l’analogie
avec le dieu païen grec d’origine asiatique Dionysos dont le retour
restaurera avec Nietzsche le pôle de la démesure, de l’ivresse, de ce
qui sera pour Bataille la dépense et l’excès positivé, en réponse à tout
ce qui a été refoulé dans la tradition occidentale par la prudence
aristotélicienne réorientée par Descartes (voir le début du Discours de
la Méthode où la notion d’excès est négativement évoquée pour être
écartée). Pourtant cette énergie dionysiaque s’avèrera féconde pour la
création poétique et musicale qui procède d’une disposition comme animée
sinon par le sentiment religieux, du moins par une énergie qui excède
la raison, qui déborde la conscience, qui pénètre l’Invisible en
scrutant l’ordre du visible.
Et Lacan introduira la référence
mystique dans la tension entre loi et désir à travers le partage du
féminin et du masculin dans la psyché humaine et dans la relation
intersubjective qui met en jeu la question de l’altérité entre identité
et différence.
Ainsi ces multiples approches ont-elles balisé le
chemin qui conduira à l'acceptation en milieu intellectuel de Georges
Bataille et à l’adoption de la nuance qui corrige la vision laïque
réductrice.
On dira même qu’aujourd’hui c’est plutôt Georges
Bataille et non Sartre qui est lu et étudié. C’est que Bataille nous
parle plus en ayant voulu tirer toutes les conséquences de la mort de
Dieu théâtralisée par Nietzsche. En substituant, dans le moteur de
l’être, la pulsion à l’intention, la consumation à la consommation,
Bataille demande à l’homme de s’inscrire dans la quête de l’impossible.
De ce fait, il récupère l’archaïsme et l’actualise. C’est ainsi qu’il
accorde au terme amérindien Potlach la dignité d’un concept qui
cristallise sa vision de la dépense-consumation dans la pulsion du don
et de l’émulation qu’il provoque en pure perte au sein des communautés
originelles de l’Amérique du Nord.
Après tout, le savoir
traditionnel, équivalent à celui qui émanait de la Zitouna, continue
d'exister et de produire jusqu'à aujourd'hui dans la France républicaine
qui tient tant à sa loi de 1905 séparant l'Eglise et l'Etat. Ce savoir,
parfois d'origine proto-médiévale, est toujours protégé par des
institutions que soutient le Saint-Siège, à l'instar des "Etudes
augustiniennes" ou des « recherches thomistes ».
En outre, la
Zitouna a joué un rôle en canalisant l’énergie populaire qui s’exprime à
travers le soufisme confrérique. Ses accointances avec le courant sobre
du shadilisme l’ont aidé à jeter des passerelles entre le saint et le
sacré, entre théologie et hiérologie, entre savant et populaire, entre
traditionnel et archaïque. Il s’agit de ce mouvement si présent du Maroc
à l’Egypte initié par le maître du XIIIe siècle d’origine andalouse Abû
al-Hasan Shâdili qui séjourna à Tunis avant de s’établir en Alexandrie
et de mourir en 1262 en Haute-Egypte, sur la route du pèlerinage,
précisément à Humaythura. Or, ce soufisme populaire, qu’on appelle «
maraboutisme », a été perçu par Bourguiba et les siens comme signe
d’archaïsme dont l’éradication s’impose pour qu’à la dépense en pure
perte qu’il suscite soit substituée l’équilibre de la raison. Or la
scène de l’excès où s’exprime le débord de la transe signale la part
dionysiaque qu’assume la culture vernaculaire. Une fois empêchée, que
faire de l’énergie populaire restée sans exutoire ? Sans doute a-t-elle
trouvé dans l’islamisme une possibilité de translation. D’autant plus
que ledit islamisme, dans son purisme fantasmatique, wahhabite et
salafiste, voue une haine au culte des saints. Ainsi, en en annulant
l’exercice, cette idéologie combattante canalise pour son propre compte
l’énergie laissée sans objet.
Au-delà du contexte géopolitique
marqué par le triomphe islamiste dans la territorialité islamique,
j'attribue le culte sauvage de la lettre (qui fait des ravages
aujourd'hui en Tunisie) au moins partiellement au retour du refoulé qu’a
instauré la fin programmée du rayonnement de la Zitouna sur les
multiples aires sociales soumises à sa régulation.
C’est d’autant
plus fâcheux que, dans une lettre adressée en 1951 par Bourguiba à Ben
Youssef (avant le conflit qui les sépara et les a rendus
irréconciliables en raison du pragmatisme et du tropisme occidentaliste
du premier opposé à l’irrédentisme et à la conviction arabiste du
second), et justement consacrée à la question de la Zitouna, l’on
découvre l’indice que Bourguiba a dû lire le Traité théologico-politique
de Spinoza comme le Léviathan de Hobbes puisque, se voyant déjà «
Prince », il cherche à juguler le « Pontife », figure explicitement
présente sous sa plume. Dans cette lettre Bourguiba constate le danger
et l’entrave que représente l’émergence en politique du référent
islamique. Il en a perçu la potentialité partout où il est allé
d’Afrique à l’Asie en terres d’islam.
Toutefois Bourguiba
n’approche la Zitouna que comme un repaire de conservateurs qui
comploteraient contre son projet de modernisation. Tel un joueur
d’échecs dissipé, sur la question de la Zitouna, il répondait au coup
par coup et n’anticipait pas quelques coups d’avance pour une stratégie
gagnante. C’est qu’il a confondu le danger réel de l’instrumentation
politique de l’islam et le rôle de régulation sociale que peut avoir le
sentiment religieux géré par une autorité légitime et surtout
historiquement reconnue par sa modération, par son recours au compromis,
par sa manière naturelle de s’accommoder du pouvoir politique, par sa
façon d’éviter l’affrontement et la confrontation pour préserver ce
qu’elle estime l’essentiel, à savoir la pérennité du credo dans
l’unicité divine qui, dans la tradition théologique, prime sur le rite,
le culte, la norme.
Mais il est vrai que le pôle zitounien
représente un indéniable conservatisme social qui le lie à la tradition
patricienne de Tunis, la cité dont la culture aristocratique a été
engendrée par une ouverture méditerranéenne ayant assimilé notamment les
apports espagnols (à travers les Morisques), italiens (par les
transfuges chrétiens convertis à l’islam), balkaniques et d’Asie mineure
(après l’acclimatation au lieu du pouvoir ottoman dans la seconde
moitié du XVIe siècle). Or, la volonté de Bourguiba était de se défaire
de cette hégémonie aristocratique qui empêchait l’ensemble du corps
social d’évoluer hors la dichotomie divisant la communauté entre ‘ammâ
(« gens du commun » renvoyés à leur ignorance et misère) et khassa
(l’élite qui jouit de tous les privilèges, et qui veut disposer sans
partage du pouvoir-savoir même si elle a le secret de la tolérance
l’amenant à admettre l’état de fait, inacceptable en théorie).
Outre l’absence de nuance idéologique, il y a donc eu chez Bourguiba
cette surdétermination sociale qui a dû jouer et décider de son action
contre la Zitouna, alors qu’il fallait en cantonner le magistère à la
seule perpétuation de la théologie et des sciences religieuses, là où
elle maintenait vive la Tradition, comme en témoigne le commentaire
coranique (tafsîr) du Shaykh zitounien Mohamed Tahar Ben Achour
(1879-1973), le plus ample du XXe siècle (il s’agit de son Tahrîr wa
Tanwîr, en trente volumes), supportant la comparaison par sa qualité
heuristique et monumentale avec les grands manuels qui ont fondé cette
science et l’ont enrichi de Tabari (IXe-Xe siècle) à Fakhreddine Râzî
(XIIe s.).
Certes, et malgré le démantèlement de la Zitouna,
Bourguiba a réussi à mobiliser au moins deux de ses maîtres, et pas des
moindres : il s’agit du fils du shaykh Mohamed Tahar Ben Achour, le
shaykh Fadhel Ben Achour qui fut le premier mufti de la République et du
shaykh Chédli Enneifar qui joua un rôle modérateur dans la constitution
de 1959, légitimant particulièrement son article premier, lequel, en
stipulant que la Tunisie dispose d’un Etat souverain dont le « régime
est la république, la religion l’islam, la langue l’arabe », réussit à
forclore toute référence à la shari’a et à mener l’opération hobbesienne
qui désamorce l’agissement politique au nom de la religion en
soumettant celle-ci à l’autorité du prince, en allant jusqu’à estimer
que la religion du sujet est celle du prince, et que la question
religieuse est un donné qui, ne se discutant plus, se trouve hors le
domaine politique.
Or cet article, dans sa généralité et son
ambivalence, continue de servir dans le contexte actuel où la
revendication de la shari’a revient à l’ordre du jour avec les
islamistes. Et la résistance de la société civile a su faire entendre
raison aux pragmatiques parmi les islamistes qui, pour l’instant, ont
reculé sur ce point et se sont contentés de reconduire tel quel cet
article premier dans la constitution en cours d’élaboration.
Cette
reconduction est le signe que la société n’a pas évolué au point
d’exclure toute identification religieuse de l’Etat qui, dans l’idéalité
séculière, a à être l’arbitre assurant la liberté de croyance et de
culte, se situant à égale distance à l’égard de chaque credo. Cette
non-avancée est le signe que le projet bourguibien est resté inachevé,
inaccompli, puisqu’il n’a pas réussi à généraliser la culture qui eût pu
s’accorder avec une telle avancée.
Le refus de la pluralité politique
La deuxième occasion qui s'est présentée à Bourguiba est strictement
politique : elle s'est manifestée à travers le congrès destourien de
Monastir (octobre 1971) : le parti s’était divisé en deux tendances
quasi égales. Bourguiba aurait pu tirer les conséquences de cette
réalité et encourager la division du parti en deux entités ; il aurait
été ainsi le président arbitre qui aurait pour un temps veillé à la
constitution d'une structure bi-partisane à l'Anglo-saxonne qui reste
le gage le plus sûr pour consacrer la pérennité démocratique en
aménageant les conditions de l’alternance. Il eût fallu pour réussir ce
défi tempérer l'aspect régionaliste (Tunisois contre Sahéliens) qui
avait estampillé le clivage exprimé à Monastir entre libéraux et
socialisants. Au lieu d'emprunter cette voie de la clairvoyance,
Bourguiba avait annulé les décisions du congrès et s'était enfoncé dans
la cécité monologique qui allait le conduire à la désastreuse
"présidence à vie".
Bourguiba, je l'ai écris maintes fois, était
ambivalent ; en sa personnalité s'agglomérait deux opposés que rien ne
concilie sinon la mystérieuse alchimie qui produit le caractère humain :
il était l'homme instaurateur de l'Etat de droit tout en restant
attaché à la tradition tyrannique de l'Emirat. A cette ambivalence
s'ajoute le caractère clinique de sa paranoïa.
J’en veux à Bourguiba
car il avait les moyens intellectuels pour réaliser son projet
moderniste dans la rigueur, la cohérence, à travers sa fameuse politique
des étapes qui auraient pu conduire de l’Etat autoritaire à l’Etat
démocratique.
Cette critique des dérives et des carences de
Bourguiba ne m’empêche pas d’être par ailleurs admiratif de la
constitution de 1959 dont il fut l’inspirateur. Elle reste fidèle à la
logique du droit malgré son caractère présidentiel excessif qui
s'inscrit dans le sillage de l’exception accordant une capacité de
décision au chef qui confirme la souveraineté de l’Etat, ensemble
théorisé par Carl Schmitt, le philosophe allemand, qui a légitimé
juridiquement la mue du chancelier Hitler en dictateur. Il faut avouer
que la constitution française de 1958 est, elle aussi, marquée par le
même pli. Cela n'est pas surprenant puisqu'elle a été conçue par un
politique (Michel Debré) et surtout par le juriste strasbourgeois René
Capitant, lui-même lecteur inspiré sinon disciple de Carl Schmitt. C’est
en se fondant sur l’article 16 (si schmittien) que De Gaulle a pu en
1961 mater le putsch d’Alger en usant de la capacité de décision que lui
a procuré l’état d’exception.
Mon admiration pour la constitution
de 1959 m'a d'ailleurs conduit à exprimer dans Printemps de Tunis (Albin
Michel, 2012) mes craintes à propos de l’annonce concernant l’élection
d’une Assemblée Constituante qui, en raison des mauvais temps islamistes
que nous traversons, risque d'accoucher d'un texte régressif par
rapport à celui de 1959.
Je reste aussi admiratif du cantonnement
de l'islam politique par Bourguiba qui a fait la juste analyse, celle
qui perçoit dans un référent islamique non tempéré l'entrave à la
reconstruction d'une communauté nationale rénovée, adaptée au siècle.
Ses trois décisions prises très tôt, dès 1956, font de lui un homme
politique des plus lucides : elles concernent l'émancipation des femmes,
l'universalisation de l'instruction moderne sécularisée et la maîtrise
de la natalité. L'anthropologie actuelle confirme qu'à travers ces trois
points résident les paramètres qui font muter les sociétés
traditionnelles vers la modernité démocratique.
En outre, Bourguiba
a su affronter la prégnance de la norme islamique pour la soumettre à
l’épreuve de la liberté. Il en a même théâtralisé l’effet lorsqu’en
1965, un jour de Ramadan, en pleine période de jeûne, il se saisit d’un
verre d’eau qu’il boit, justifiant son geste en recourant à des
catégories islamiques : il en fait un acte résultant d’un ijtihâd, d’un
« effort d’interprétation » pour produire un ra’y, « une opinion
personnelle » concernant l’extension du domaine du jihâd, de la « guerre
sainte » : comme notre « guerre » pour le développement est une forme
de jihâd, et comme il est autorisé à tout participant au jihâd de
déjeuner, alors il est légitime de ne pas jeûner afin que ne baisse pas
notre productivité. Je ne sais si tel argumentaire est efficient, je ne
sais pas s’il entre dans la logique du manuel de droit d’Averroès qui,
par le titre seul encourage l’’ijtihâd (Bidâyat al-Mujtahid wa Nihâyat
al-Muqtaçid, « Ici commence celui qui fait effort d’interprétation, où
finit celui qui en fait l’économie »), tout ce que je sais, c’est qu’une
telle mise en scène eut un effet considérable sur le symbolique et
l’imaginaire de ceux qui ont été formés en islam ; effet qui a sustenté
le désir de liberté d’une jeunesse prête à défier la fixité et la
permanence qu’impose à la communauté la prédominance de la norme.
Cette approche laudative de Bourguiba ne doit pas être perçue
contradictoire par rapport à la critique que je lui adresse concernant
la destruction de la Zitouna. La juste solution eût exigé de dépouiller
la Zitouna de son hégémonie globale tout en lui accordant les conditions
d’une existence régulatrice dans le domaine du culte, du rite, de la
foi, de la transmission théologique, de l’établissement des passerelles
qui aident à circuler entre les sites où logent les multiples
composantes de la société.
La double critique présente dans
l’analyse qui précède est celle qui introduit la nuance en confirmant le
rôle historique qu'a joué Bourguiba en refondant sur des bases saines
l'Etat qui a entre ses mains les destinées du pays.
Pour un front démocratique
Maintenant, ceux des modernistes qui se sentent lésés dans le contexte
actuel n'ont pas à se lamenter sur leur sort. Ils ont à résister et à
mener le combat pour trouver la voie du "sauf"dans un monde dévasté.
Deux directions s'imposent à leurs pas.
D'abord plusieurs forces
cherchent à s'agglomérer autour d'un parti politique moderniste aussi
actif dans toute la société et aussi bien organisé que le parti
islamiste an-Nahdha ; un parti qui devrait veiller à combler le fossé
entre la khaçça et la 'âmma, entre l’élite et le peuple. Ce parti à
venir peut être capable d'absorber l'atomisation du camp moderniste, si
néfaste pour la naissante démocratie, si avantageuse pour la partie
adverse. Si un tel parti voyait le jour, il rétablirait face aux
islamistes la saine règle démocratique fondée sur le bi-partisme. Et ce
parti désiré a pour vocation de ressembler plutôt à un front qui
rassemblerait un large faisceau de nuances idéologiques, de droite comme
de gauche, qui auraient à s’entendre sur un seul dénominateur commun :
celui de l’histoire du réformisme et du processus de modernisation qu’a
connu le pays depuis le milieu du XIXe siècle. Car, in fine, et même
dans la stricte action politique, le combat de l’heure est celui des
valeurs. Il oppose les tenants de la société ouverte aux adeptes de
l’identité close et exclusive.
Pour promouvoir l’ouverture et la
diversité, nous avons à nous réclamer de la chaîne qui va de Kheireddine
Pacha (1822-1890) jusqu'à Bourguiba (circa 1903-2000) en passant par
Abou Kacem Chabbi (1909-1934) et Tahar Haddad (1899-1935). Il est
heureux de rencontrer dans cette généalogie en Kheireddine l’homme
d’Etat, le « Prince » (qui a écrit au XIXe siècle, en tant que premier
ministre du Bey, l’ouvrage le plus percutant pour promouvoir « la
nécessaire réforme des Etats musulmans ») ; en Chabbi le poète (qui a
chamboulé une tradition poétique millénaire en fustigeant l’intolérable
somnolence du peuple tout en réclamant l’avènement de l’individu éclairé
par la liberté) ; en Haddad l’essayiste, le « philosophe » (qui a mis
le doigt sur le trauma patriarcal qui, sous couvert d’islam, barre
l’accès au féminin). Nous avons en cette généalogie les trois acteurs
(le prince, le poète, le philosophe) qui, selon Heidegger, décident du «
destinal » qui oriente l’histoire des communautés humaines.
C’est
dans ces parages que nous avons à revenir à Bourguiba en tant que
bourguibiens, nous qui n’avons jamais été bourguibistes ; le bourguibien
étant celui qui adhère aux principes philosophiques à partir desquels
l’homme a tracé l’horizon de son action moderniste ; à distinguer du
bourguibiste qui fut le partisan sans condition du même homme qui se fit
appeler « combattant suprême », ayant contribué corps et âme au culte
du dictateur.
Nous avons de même à retrouver en la personnalité de
Bourguiba la haute dimension symbolique, celle qui a su pointer la
faille dont nous héritons comme musulmans, celle qui entrave l’accès à
l’altérité féminine et religieuse, celle qui fige aussi la loi par la
prégnance d’une norme réduisant l’espace de la liberté en un enclos
consensuel irrespirable. Finalement, le Bourguiba du bourguibien est
dépouillé de la figure du dictateur égotique qu’adule le bourguibiste.
Et se condense en lui toutes les positivités qui émanent des trois
chaînons de la généalogie réformiste : en sa figure se concentrent en
effet l’homme qui chercha à acclimater l’Etat de droit (Kheireddine),
encadrant l’individu libre désiré par Chabbi, guéri du trauma qui
entrave l’altérité féminine farfouillé par Haddad.
Et nous avons à
nous inspirer de sa méthode et de sa rhétorique, ce par quoi il a réussi
à persuader le peuple en adoptant sa langue pour adapter à son langage
les leçons d’un Condorcet, d’un Rousseau, d’un Victor Hugo, d’un
Averroès. N’a-t-il pas en effet réussi, comme le recommandait
Jean-Jacques au début du Contrat social, à contraindre les gens à être
libres ?
D’ailleurs, ce retour à Bourguiba est à l’ordre du jour. Ce
n’est pas un hasard si c’est à Monastir, sa ville natale, que s’est
tenu le meeting qui a rassemblé en mars dernier cinquante-deux partis
politiques et cinq cents associations de la société civile pour activer
la mise en place d’une structure destinée à rameuter les modernistes
pour les fédérer. Bourguiba, condensé de la généalogie réformatrice,
proprement tunisienne, peut devenir le symbole de ce parti qui
compterait notamment des bourguibiens et non point des bourguibistes.
Bourguiba sera le symbole irréductible des modernistes d’autant plus
que l’homme est honni par les islamistes ; ceux-ci l’assimilent à Ben
‘Alî, mettant l’un et l’autre dans le même paquet, à l’instar de leur
chef Rached Ghannouchi qui a parlé maintes fois des « deux destitués ».
Le terme arabe utilisé au duel – al-Makhlû’ayn -- est en train de
prendre le statut d’une expression figée ; il est, au reste, beaucoup
plus méprisant et négatif en arabe où il désigne ceux qui ont quitté le
pouvoir humiliés et sous la contrainte ; dans son premier sens le mot
évoque une porte dont la serrure a été forcée.
J’ai été moi-même à
Monastir le 6 avril dernier, 12e anniversaire de la mort de Bourguiba.
J’ai eu d’abord un frisson qui approche du malaise : à l’entrée de
l’esplanade qui précède le mausolée, je me suis trouvé face à un de ces
portraits peints monumentaux de Bourguiba qui obstruaient le champ
visuel dans les villes, les bourgs, les villages, et même les paysages
en rase campagne. Je me suis senti envahi par la révulsion de
l’anti-bourguibiste. Heureusement, me suis-je dit, que cette pratique,
perpétuée par Ben Ali d’une manière grotesque, est bel et bien derrière
nous. Désormais, du moins jusqu’à ce jour où j’écris, aucune incarnation
humaine ne représente l’Etat. Seul le fanion national est exhibé comme
symbole d’identification, de reconnaissance, de ralliement pour la
communauté des citoyens.
Ensuite je me suis fondu dans la foule des
pèlerins qui se sont déplacés pour l’occasion, se bousculant dans
l’enceinte du mausolée autour de la sépulture, admirant l’exposition de
photos et d’objets personnels ayant appartenu à Bourguiba. Il y avait là
un bout de sa bibliothèque, qui compte plusieurs volumes d’auteurs
classiques publiés dans la collection de la Pléiade ; j’y ai aussi
repéré relié plein cuir le Tafsîr évoqué plus haut de Mohamed Tahar Ben
Achour qu’accompagnent des ouvrages de Taha Hussein, l’Egyptien
propagateur des Lumières, voix dominant l’entre-deux-guerres, à peine
audible aujourd’hui. Le bourguibien en moi était heureux de voir tant de
signes de connivence, aussi bien dans les livres exposés que dans les
effets personnels, costumes, chemises, cravates, châles, djebbas,
chaussures, témoignant d’une élégance dans la mise et le port, signe
d’une civilité dont sont dépouillés les islamistes qui peuplent
aujourd’hui les cabinets ministériels ou l’hémicycle de l’Assemblée. Il y
avait autour de moi surtout des femmes émues et reconnaissantes pour
celui qui a fait avancer leur cause, inquiètes pour leurs acquis
maintenant que les islamistes sont aux affaires. Mais la détermination
de se défendre les anime au plus profond d’elles-mêmes.
Et les
visiteurs qui arrivaient par vague savaient en leur gravité même qu’ils
ont en la figure de Bourguiba le symbole de leur action politique
imminente pour rendre le pays à la chaîne de ses acquis et l’affranchir
de la régression qui guette et qui risque de le ramener à des temps
qu’on croyait révolus. Mais l’histoire nous apprend qu’il n’y pas
d’acquis définitifs. L’appel à la vigilance est en train de mobiliser
les énergies autour du symbole qu’incarne Bourguiba dans la conscience
des bourguibiens définitivement séparés des bourguibistes dans l’âpre
combat qui agite au quotidien l’arène politique.
Pour la liberté de créer
Sur la scène sociale, les intellectuels, artistes, poètes n’ont point à
déserter le front de la création et de la pensée où se mène par la
conjonction de l’esprit et de la main le véritable combat des valeurs
dont le pivot est la liberté. Qu’est-ce que la liberté sinon le refus de
subir la tyrannie de la majorité (Stuart Mill, On Liberty) ? Pour se
rendre à la hauteur de cette exigence, toute forme d'intériorisation de
l'autocensure serait funeste. Je le dis car le dispositif de
l’autocensure est bel et bien en place et fonctionne efficacement en
raison de la mobilisation de la vox populi contre ce que les islamistes
appellent les muqaddasât, les tabous, les intouchables de la croyance,
c’est-à-dire toute atteinte qui pourrait choquer le sens commun
islamique.
Cela peut aller de la représentation du prophète ou de
Dieu jusqu’à toute proclamation d’insoumission qui troublerait quelque
norme, tel le respect des règles théologiques de la pudeur impliquant
l’impossibilité de montrer une rétrospective sur le nu dans la peinture
arabe (qui a bel et bien existé, à travers une histoire dense : nous
pouvons jouir en cette saison d’une exposition sur cette matière à
l’Institut du Monde Arabe à Paris). Ou, encore, ne serait-il pas plus
fâcheux d’être confronté à l’interdiction pour les femmes et même pour
les hommes de s’exhiber sur les plages en pratique et agréable tenue de
bain puisque la lettre de la ‘awra (code de la pudeur), établie par le
consensus des docteurs, stipule qu’un homme doit couvrir la part du
corps du nombril au genou et que la femme ne peut laisser à nu que le
visage et les mains ?
C’est le dispositif de la hisba médiévale qui
a été subrepticement introduit, cette police des mœurs dont le mot
d’ordre est l’expression coranique qui clame « la commanderie du bien et
le pourchas du mal » et qui avance masquée derrière des procédures
pénales suivant les rouages du droit positif. Cette hisba, je la vois
agir, je la débusque derrière de multiples condamnations : comme celle
de la chaîne TV Nesmaa pour avoir projeté Persépolis de Marjane Satrapi ;
ou encore celle d’un journal accusé d’atteinte aux bonnes mœurs après
avoir repris en une la photographie déjà publiée en Espagne d’un
footballeur tunisien du Real de Madrid tenant sa compagne largement
dévêtue dans ses bras.
Autodafé
En Tunisie la
situation gagne en tension. Les salafistes s’attaquent au monde des arts
et de la culture. Et les autorités gouvernementales islamistes
prétendument modérées renvoient dos à dos ceux qui sèment la terreur et
les artistes assimilés à des agents provocateurs extrémistes. Encore une
fois se révèle la stratégie du parti islamiste Ennahda qui dirige le
pays. Il laisse sévir les salafistes pour condamner ensuite dans le même
élan et l’agresseur et la victime. Ainsi les nahdawis espèrent-ils
neutraliser les forces séculières et modernistes assimilant leur
existence dans la cité au mal qui motive les fous de Dieu. Après s’être
attaqué aux médias (à travers l’affaire Persepolis programmée par
Nesmaa), après avoir porté atteinte à l’espace académique (notamment
dans la faculté des lettres et des arts de Manouba), est venu le tour du
monde des arts. Chaque fois, l’argument est le même : la liberté ne
peut s’exercer que dans les limites du sacré. Comme on ne sait pas ce
qu’est le sacré, ni où il commence ni où il finit, cette restriction
s’avère liberticide.
Dimanche dernier, après leurs menaces diurnes,
les salafistes ont pénétré de nuit dans le palais hafside
d'El-‘Ibdelliyya à La Marsa qui abritait l’exposition du printemps des
arts. Ils y ont profané les œuvres contestées, une dizaine de toiles ont
été déchirées, détruites. Par ce vandalisme, ils montrent leur barbarie
et leur ignorance. Prenons l’exemple d’une des œuvres jugée
profanatrice alors qu’elle appartient plus que toute autre au sacré tel
que nous le définissons. Il s’agit d’une toile qui transcrit la formule
rituelle Subhâna Allâh (« Gloire à Dieu », expression figée que les
musulmans prononcent en guise d’exclamation pour dire leur admiration ou
leur terreur). Un défilé de fourmis en trace les lettres. Et les
fourmis de l’aleph par lequel commence le mot Allâh continuent leur
chemin jusqu’à pénétrer la tête d’un humain pour faire provision de son
cerveau et lui ôter la faculté de juger. Peut-être est-ce ainsi que
l’artiste symbolise la lobotomie qui produit un salafiste.
Or cette
œuvre est doublement légitimée : par le sacré de l’art comme par le
sacré du soufisme. D’abord le recours aux fourmis dérive de l’usage
qu’en fait Salvador Dali dans ses tableaux. On voit chez le surréaliste
catalan les ouvrières noires tout à leur ménage sur les touches
blanches d’un piano. Cette apparition insolite crée le choc de la vision
qui provoque l’émotion. L’artiste tunisien adapte cet élément qui
appartient à la mémoire de la peinture à la situation qu’il est en train
de vivre dans son pays. Par cet emprunt réorienté, il agit en artiste
cosmopolite. Et c'est ce statut qui choque l’islamiste arcbouté à une
identité obsidionale se contentant d'une autarcie stérile.
Ensuite
la tradition islamique propose une audace de l’imagination créatrice qui
a détourné la formule sainte reprise par l’artiste tunisien. Subhâna
Allâh sort transformée de la bouche d’un des premiers maîtres du
soufisme Abû Yazid Bistami (mort en 842) : elle se change en Subhânî :
« Gloire à Dieu » devient « Gloire à moi ». La première personne
s'empare d'une expression que le rite conjugue à la troisième personne.
Le Dieu absent est rendu présent dans le corps du locuteur. Une telle
incarnation est théorisée par le Shat’h, terme appartenant au lexique
technique du soufisme qui a été traduit « paradoxe inspiré », « locution
théopathique », « dit d’extase », « débord ». Le mot veut dire dans le
langage commun la crue du fleuve ou les bris de grains qui fusent de la
meule. Cette parole signifie l’excès dionysiaque que connaît l’homme
lorsqu’il est ravi par l’extase et qu’il est de toute part investi et
débordé par l'Absolu.
"Gloire à moi" qui se substitue à "Gloire à
Dieu" transforme un énoncé (qui est un donné convenu) en une énonciation
qui engage une subjectivité subversive. Celle-ci exprime l’énergie
poétique dramatisée par le mystique lorsque Dieu parle par lui. Le
transfert de Dieu à la première personne a été médité pendant plus d’un
millénaire ; une immense littérature en langue arabe comme en langue
persane s'est penchée sur cette subversion pour l'accommoder au canon et
au dogme. Telle reconnaissance paraphe une des formes subversives du
sacré au sein de la croyance islamique. Mais ce sacré-là, nous savons
que les islamistes le haïssent et le combattent. Ce qui reste de ce
sacré dans le soufisme populaire et le culte des saints, ravivé ici par
un artiste contemporain, est honni par les salafistes qui ont engagé en
Tunisie la démolition des tombes consacrées, offrant des scènes où était
théâtralisée la transe.
De fait, la position islamiste iconoclaste
est construite sur le déni de la tradition et de la civilisation
islamiques elles-mêmes. Dès lors l’œuvre contestée assimilée au harâm, à
la transgression de l’interdit, au kufr, à la mécréance qui, dans la
logique des ignorantins salafistes, doit être bannie de la cité, telle
œuvre acquiert sa double légitimité sacrée par Dali pour la dignité
picturale, et par Bistami en tant que fait de civilisation plus ouvert,
plus paradoxal, plus complexe que ne le supportent salafistes et
islamistes. Cette double légitimité honore la sainteté de l’Esprit
bafouée par la censure islamiste.
Il faut admettre que l'art comme
la poésie sont subversifs ou ne sont pas. Et le jeune artiste tunisien
reste loin en subversion si on le compare et au poète qui provient de la
tradition islamique (Bistami) et au peintre qui appartient à l'une des
révolutions artistiques qu'a connu l'Occident au XXe siècle (Dali).
J’écris ce texte de ma résidence à Berlin. Or l’histoire de l’Allemagne
propose des séquences capables d’éclairer les événements de Tunisie. Les
islamistes d’Ennahda se réclament d’une démocratie islamique analogique
à la démocratie chrétienne telle qu’elle est représentée, par exemple,
par le parti conservateur CDU d’où émane le gouvernement dirigé par
Angela Merkel. Or les démocrates chrétiens ne s’immiscent jamais ni dans
la création artistique ni dans les mœurs. Leur conception de la liberté
n’est pas limitée par le sacré. Berlin accueille quelque vingt mille
artistes du monde entier qui vivent et créent dans la liberté absolue,
sans la moindre contrainte morale. Les islamistes et leurs alliés qui
invoquent le modèle des démocrates chrétiens doivent savoir que ceux-ci
agissent avec une mémoire configurée par l’enseignement kantien
cosmopolitique des Lumières dont le premier principe est le respect
inconditionnel de l’individu libre.
En outre, j’ai rencontré à
Berlin un responsable d’une fondation proche du gouvernement qui s’est
spécialisée dans la transition démocratique. L’intégration de
l’Allemagne communiste à l'Etat fédéral a apporté une expertise à cette
fondation pour le passage du totalitarisme au libéralisme, de
l’unanimisme au pluralisme, de la dictature à la démocratie. Et cette
fondation s'était mobilisée en faveur de la révolution tunisienne depuis
la fuite du dictateur le 14 janvier 2011. Ses responsables étaient
prêts à investir pour contribuer à la réussite de la phase
transitionnelle. Or l’expert en question m’a transmis l’appréhension de
son institution face à ses interlocuteurs nahdawis qui gouvernent la
Tunisie. Ceux-ci ne se sentent concernés que par la partie du programme
qui efface les vestiges du système déchu ; et ils se révèlent plus que
rétifs dès qu’est abordée la mise en place du dispositif qui empêche
tout retour à la dictature. C’est comme si les nahdawis laissaient
ouverte cette possibilité pour eux-mêmes.
Devant cette ambiguïté qui
instaure le soupçon, apparaît la deuxième analogie allemande, celle qui
ravive le funeste souvenir du National Socialisme. Celui-ci est parvenu
au pouvoir par la voie démocratique pour imposer ensuite sa vision
totalitaire. Et l’irrésistible avènement de la dictature a commencé par
l’attaque contre la culture, contre les arts. Revenons à l’année 1933.
Après leur victoire électorale, les nazis ont procédé au nettoyage de la
culture et des arts avant que triomphe à l’échelle de tout un peuple
leur idéologie destructrice. Le 10 mai 1933, place de l’Opéra, à Berlin,
furent brûlés 20.000 livres décrétés non ou anti allemands. Très vite
Berlin si hospitalier pour l’esprit était devenu irrespirable. Quelques
semaines avant, dans la pièce de théâtre Schlageter écrite par Johst et
créée le 20 avril pour célébrer l’anniversaire du Führer, un des
personnages dit : « Quand j’entends le mot « culture », je sors mon
revolver », mot d’ordre qu’appliqueront les nazis.
Et, dans le
malheureux contexte que vit la Tunisie livrée aux fanatiques, je me
souviens d’une autre phrase d’un poète allemand de l’âge romantique,
Heinrich Heine qui a écrit : « Là où on brûle les livres, on finira par
brûler les hommes ». La prémonition de Heine est, hélas ! régulièrement
vérifiée par l’histoire. Déjà, dans l’effervescence des mosquées livrées
à la discorde, circulent des fetwas condamnant à mort des artistes qui
ont exposé à la Marsa. Ainsi rendent-ils licite, comme ils disent, le
versement de leur sang à tout candidat au crime.
D’évidence ces
fanatiques qui mettent le pays à feu et à sang estimeront l’intégralité
de ce texte (s’ils en prennent connaissance) nul et non avenu de par ses
références, en ses tenants et aboutissants comme dans son horizon de
pensée. En vérité ce texte donne la part belle à l’universel qui, selon
eux, n’est peuplé que de croisés (Dali, Kant), de juifs (Heine), de
mécréants hérétiques (Bistami). Et celui-là même qui l’a écrit ajoutera
son nom sur la liste des réprouvés. Quoi qu’il en coûte, c’est de cet
universel que nous nous réclamons pour résister à la barbarie.
Il ne faut surtout pas être intimidé par de telles pressions militant
pour une mise au pas de médiocre horizon. Chacun est tenu de persister à
penser, à créer en se réclamant de sa seule conscience, en suivant la
voix qui grouille en son for intérieur. Et en n’oubliant pas qu’il est
enfant d’un siècle où règne le soupçon et la critique, celui de
l’incessante interrogation qui passe au crible tout jugement qui prétend
à la vérité. La fragilité de notre condition nous a appris que bien des
vérités qui ont été pensées pérennes se sont avérées caduques. Certes,
c’est là une assertion élémentaire mais va-t-on hésiter à la redire
lorsque l’on est politiquement et intellectuellement affronté aux
fanatiques de l’incontestable qui rusent pour que l’ensemble du corps
social se mette à marcher au rythme que commande leur vision de
l’ici-bas et de l’au-delà ?