domingo, 3 de fevereiro de 2013

ABDELWAHAB MEDDEB SOBRE A TUNÍSIA (I)



Abdelwahab Meddeb
La défaite de la raison

Le wahhabisme qui se présente comme salafisme n’est pas une invention nouvelle, propre aux Temps Modernes auxquels appartient le XVIIIe siècle, où a vécu Ibn ‘Abd al-Wahhâb, le docteur à l’origine d’une lecture archi réductrice de la Tradition qui enchaîne l’islam aux ténèbres. Il faut remonter plus haut en amont pour repérer le moment où les germes du mal ont été semés. En cette remontée, nous croisons l’instant où le naql, la soumission à la Tradition, a triomphé du ‘aql, de la raison. A partir de ce triomphe, le mimétisme s’est généralisé au détriment du discernement. Là se situe la victoire de l’islam du hadîth sur l’islam du Coran pour paraphraser le titre du livre écrit par George Tarabîshî (Min islâm al-qur’ân ilâ islâm al-hadîth, Dâr as-Sâqî, Londres-Beyrouth, 2010).
Ce livre est le cinquième volet d’un polyptique où l’auteur essaie de déconstruire le concept de raison arabe, tel qu’il a été approché par Muhammad ‘Âbid al-Jâbri. Ce dernier estime que ce sont la mystique et la pensée gnostique, toutes deux d’origine étrangère, qui ont étouffé la raison dans l’espace de la langue arabe à l’horizon de la croyance islamique. En fait, les raisons de la défaite de la raison sont internes à la culture islamique. Et George Tarabîshî repère cette défaite avec la victoire des maîtres du hadîth et l’instauration de ce qu’il appelle l’idéologie du hadîth (hazîmat al-‘aql ma’â intiçâr al-idîyûlûjiâ al-hadîthiyya).
Ce n’est pas le premier penseur qui attribue la clôture de l’édifice islamique à l’universalisation de la référence au hadîth, lequel dépouille la puissance coranique de l’acte interprétatif qui aurait donné à l’islam une dynamique qui l’aurait aidé à s’adapter à l’évolution historique et des mœurs. Ce potentiel aurait apporté au sujet islamique la possibilité d’accéder, par le Coran, au primat de l’éthique qui aurait relégué en seconde zone la portée juridique et politique du texte. Cette même intuition a conduit le penseur et historien Mohammed Talbi à se considérer musulman au seul fondement de la source scripturaire coranique. Pareil constat a aussi amené Gamal al-Banna, qui, se démarquant de son grand frère Hassan al-Banna, fondateur des Frères Musulmans, se défie du hadîth, en conteste l’historicité, n’y perçoit qu’un usage idéologique réducteur ayant figé la raison et renforcé le conservatisme au sein des sociétés.
C’est d’ailleurs par la médiation du hadîth que la philosophie comme la théologie spéculative (‘ilm al-Kalâm) ont été pourchassées. La première conduirait à l’athéisme (ilhâd) et la seconde aboutirait à l’hérésie (zandaqa). Tarabishi rappelle une fetwa fameuse émise par un des ahl al-hadîth, un des maîtres de la Tradition, Ibn Sâlih (mort en 642 de l’hégire) qui interdit au philosophe droit de cité : « La philosophie est le faîte du mensonge et de la dissolution, c’est la matière de la perplexité et de l’erreur, elle suscite la dissension et l’hérésie, et celui qui philosophe ne discerne plus les bienfaits de la sharî’a… Quant à la logique (al-mantiq), elle est la porte d’entrée de la philosophie, et la porte qui conduit au mal est elle-même un mal ; se consacrer à son enseignement ou à son acquisition n’est pas autorisé par le Législateur (ash-Shâri’), ni par qui que soit des Compagnons (aç-çahâba), ni par ceux qui les ont suivis (at-Tâbi’în), ni par les imâms scrupuleux, ni encore par les pieux ancêtres (as-Salaf aç-çâlihîn)… Il est du devoir du prince d’épargner les musulmans du mal répandu par ces méchants, il doit les exclure des écoles, les bannir ; il doit aussi châtier quiconque pratique leur art et présenter à celui en qui apparaissent les croyances des philosophes le choix entre le tranchant de l’épée ou le retour à l’islam ; pour qu’à jamais leur feu s’éteigne et leurs traces s’effacent. »
Cette idéologie fondée sur le hadîth est aussi à l’origine de la fin de la diversité qui a caractérisé l’islam en ses premiers siècles grouillant de passionnantes controverses et d’une culture qui met en tension l’identité et la différence, qui encourage le désaccord et l’instruit. Et cette diversité est coranique. C’est le seul écrit, parmi les religions du livre, qui reconnaît une part de vérité à d’autres croyances, à partir de quoi il est possible de penser une théologie des religions, capable de proposer une stratégie de l’altérité, qui propose un protocole d’accueil pour l’étranger, sans escamoter le fait qu’un tel accueil ne peut se faire que dans l’ambivalence, entre hostilité et hospitalité.
Mais, soutient Tarabîshi, cette diversité sera dévoyée par un hadîth qui a été forgé pour ce dessein : « Ma communauté se divisera en soixante-dix sectes parmi lesquelles une seule sera sauvée ». Et les gens de la Tradition (ahl al-Hadîth) se réclameront de cette secte pour imposer l’identité et exclure la différence. Au point que les mécanismes casuistiques proposés par Abû Hanifa et dans une moindre mesure par Mâlik ibn Anas ont connu une forme d’obsolescence. Il s’agit du recours au ra’y, au jugement, à l’appréciation, à l’opinion personnelle en cas d’absence de référent scripturaire explicite ; ou encore de l’usage du qiyâs, de l’analogie pour éclairer un cas inconnu par un cas connu. Ces deux opérations du fiqh ont pour instrument la raison, fût-ce a minima. Or, le but était de défaire la raison. Aussi fallait-il inventer des références scripturaires en nombre pour éclairer l’intégralité des cas qui se présenteraient jusqu’à la fin des temps. D’où la prolifération des hadîth pour que la soumission au texte occulte l’usage déviant de la raison qui trouble le consensus (al-ijmâ’), le troisième principe de la méthode du fiqh, qui sera privilégié pour mettre fin au désaccord, à l’ikhtilâf, que provoquent le ra’y et le qiyâs.
Cette opération de grande envergure parvient à imposer une vision globalisante qui fouille dans les moindres détails de la vie quotidienne pour avoir à intervenir dans la façon de manger, de pisser, d’aller à la selle, de faire l’amour, de dormir, de se lever, de saluer, d’éternuer, d’éructer, de se gargariser, de cracher, proposant à chacun de ces actes vitaux, vils ou nobles, un modèle de conduite en conformité avec les dits et les actes du prophète et de ceux qui l’ont entouré ou qui l’ont immédiatement suivi.
Aussi est-ce sur ce fonds que le wahhabisme a pu éclore avant d’exercer son hégémonie à l’échelle de tout l’islam, de l’Indonésie au Maroc, lorsque sa propagation a été soutenue par la manne pétrolière, perçue, en plus, comme grâce, comme bénédiction divine. Le wahhabisme qui se dit salafiste a sa matrice déjà configurée dans l’histoire même de l’islam, dès le Ve siècle de l’Hégire, à l’heure où a gagné l’idéologie du hadîth qui a privilégié le naql au détriment du ‘aql, le mimétisme s’étant substitué au discernement.
Pour s’en convaincre, inspirons-nous, dans le sillage de George Tarabîshî, de ces extraits dont l’auteur est l’imâm Abû al-Mudhaffar as-Sama’ânî (mort en 489 de l’Hégire) : « La voie de la religion est d’obéir au commandement et de s’en imprégner. Tandis que la méthode de la raison est réprouvée par la Loi religieuse, laquelle en interdit l’usage (…) En quoi le musulman a-t-il besoin de penser et d’argumenter alors que Dieu l’en a dispensé ? (…) N’ont-ils pas péri, ne se sont-ils pas fourvoyés, n’ont-ils pas blasphémé, ne se sont-ils pas égarés, ne sont-ils pas devenus mécréants ou incroyants ceux qui ont usé de leur raison, ceux qui ont suivi les opinions des philosophes antiques et actuels ? Et n’ont-ils pas obtenu le salut ceux qui, par contre, ont suivi les traditions des Envoyés et des imâms bien-guidés parmi les salaf, les pieux ancêtres ? (…) Sache que pour les gens de la Tradition (ahl as-Sunna), la raison ne retient rien et n’écarte rien, elle n’a pas sa part dans la distinction entre le licite et l’interdit, entre le bien et le mal ; sans l’obéissance, sans l’application mécanique, aucune prescription se serait respectée ; et personne ne serait comptable de la récompense et du châtiment (…) Malheur à ceux qui, en recourant à leur raison, ont tracé la voie qui conduit à Dieu ; ainsi substitueraient-ils cette raison aux prophètes : imaginez quelqu’un qui dirait : « Point de dieu hormis Dieu, la Raison est l’Envoyée de Dieu », celui-là compterait parmi les damnés (…) Dans la religion, il y a le rationnel et l’irrationnel, et l’une et l’autre parts dictent des obligations … Sache que ce qui nous sépare des innovateurs (al-mubtadi’a) c’est la question de la raison. Eux, ils fondent leur religion sur le rationnel, ils soumettent l’obéissance aux critères de la raison, ainsi en négligent-ils une bonne part. Quant aux gens de la Tradition (ahl as-Sunna), ils proclament que leur principe c’est de se conformer à la norme, de l’appliquer, de la suivre ; et les raisons n’ont pour tâche que d’obéir, d’appliquer, de suivre, sans s’interroger. Lorsque nous avons à obéir à quelque commandement religieux, si, nous référant à notre raison, nous comprenons, nous bénissons Dieu ; et si nous ne parvenons ni à saisir, ni à comprendre, si nous constatons que nous sommes face à quelque chose que notre raison ne peut concevoir, nous y croyons et nous l’authentifions. »
Ces extraits, issus du traité qui a pour titre Al-Intiçâr li-ahl al-Hadîth (« La Victoire aux gens de la Traditions »), sont symptomatiques. Ils instaurent un état d’esprit qui rend l’orthopraxie instinctive ; cet état fait du culte le critère central du sentiment religieux. Par son contrôle, une société entière se soumet à l’autorité théologico-politique. Cet état d’esprit, qui a triomphé dans notre tradition, rend le milieu islamique apte à recevoir le message wahhabite, sinon islamiste. Et la vision globalisante de la Tradition se mue en totalitarisme lorsqu’elle est imposée à des humains de notre siècle qui ont goûté par ailleurs à la liberté et joui de l’autonomie de l’individu.
Certes, nous savons que la part de l’irrationnel est centrale dans la raison moderne. Cette précaution est explicite en poésie, en philosophie, depuis le XIXe siècle. D’abord avec Hölderlin qui a restauré la figure de Dionysos mise en concurrence avec celle du Christ dans la scénographie du dieu qui meurt et ressuscite. Ensuite avec Nietzsche qui a mis en tension la raison lumineuse incarnée par Apollon et la nuit obscure qui loge en nous figurée par Dionysos. Il est vrai qu’à force d’avoir arpenté la zone maudite, l’un et l’autre ont sombré dans la folie. L’accès à la vérité de l’humain constitue un péril. Mais sans un tel risque, l’on n’obtient pas ce qui sauve.
Toutefois ce n’est pas cet irrationnel nécessaire qui est mis en jeu par les ahl al-Hadîth, par les maîtres de la Tradition. Ceux-ci usent d’un stratagème : ils rendent compte de la part qui nous échappe, qui nous dépasse ; et pour nous épargner le péril (le seul qui fait croître ce qui sauve), ils en finissent avec la raison, la destituent, la défont, l’oblitèrent et instaurent à sa place le principe d’obéissance qui est au fondement de la Tradition.
Ainsi, en substituant le mimétisme au discernement, le jugement critique s’éclipse. La liberté est incarcérée. Et l’irrationnel nécessaire, celui qui survit dans la trace païenne récupérée et encadrée par le monothéisme, cet irrationnel qui met en scène l’excès et la démesure, le tragique et le dionysiaque, cet irrationnel encore vif dans le soufisme populaire et sur le théâtre de la transe, cet irrationnel qui ne vaut que lorsqu’il entre en tension avec la raison, sa persistance constitue un acte de résistance aux ahl al-Hadîth, aux gardiens de la Tradition, à leur idéologie aliénante, qui réclame sa destruction tout autant que la destruction de la raison.
A nous de perpétrer la résistance pour sauver dans ce combat intérieur d’un même geste et la raison et l’irrationnel qui la sous-tend.

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