PUBLICADO PELA REVISTA "MARIANNE":
Qu'est-ce qui maintient Macron au pouvoir ? Le fait qu'une majorité de
Français ne croit pas une seconde que le Rassemblement national puisse être une
réponse adéquate... - Reuters
Pays à l'arrêt, Français dans
la rue : et si c'était Macron, le problème ?
Publié le
13/12/2019 à 18:00
Les allers-retours, les contradictions et les ambiguïtés sur les arbitrages
relatifs aux retraites ne sont qu'une illustration d'un dysfonctionnement plus
général. Le “problème Macron” ? Une intelligence corsetée par les dogmes de
l'ENA et des banques d'affaires, une personnalité imbue d'elle-même. Jupiter
enfant roi.
Peut-être, à
la fin, cette réforme passera-t-elle - une majorité de Français, d'ailleurs, en
est convaincue.
Ou peut-être
pas. L'amabilité délicieuse d’Édouard Philippe n'aura pas suffi à masquer les «
lignes rouges » allègrement franchies du point de vue de la CFDT, le double
langage vis-à-vis des forces de l'ordre ou des professeurs, et ce mélange entre
réforme systémique et petites économies budgétaires qui constituait pourtant un
casus belli. Mais, quoi qu'il arrive, et même si de nouveaux
aménagements apaisent le premier syndicat de France et qu'il en ressort auréolé
de ce qualificatif de président « réformateur » qui fait rêver ceux qui ne
conçoivent la réforme que comme l'adaptation du modèle français aux impératifs
de la gouvernance par les nombres, cet épisode aura creusé encore davantage les
fractures d'un pays sans cesse au bord de la crise de nerfs.
Le malaise
Comment diable en arrive-t-on à mettre entre 800 000 et 1 500 000 personnes
dans la rue, en un mouvement social recueillant entre 60 et 70 % d'opinions
favorables, avec une réforme qui était majoritairement souhaitée par le pays ? Problème de « pédagogie », répondent
les spécialistes de la politique vue comme l'art de conduire le troupeau.
D'autres tentent d'alerter sur les maladresses de l'exécutif, comme cette
ministre : « Certains retraités ont même cru qu'ils étaient concernés. C'est
dire ! » « Jean-Paul Delevoye est trop technicien, ajoute-t-elle. C'est le problème avec ceux qui maîtrisent parfaitement
un sujet. Ils deviennent incompréhensibles. Il n'y a pas eu de mise en
perspective, on a perdu les gens. » Mais peut-on réduire cette gabegie à un
simple malentendu ? Les syndicats n'ont même pas attendu de savoir ce qu'il y
avait dans la réforme pour manifester ? Mais ceux qui sont descendus dans la
rue l'ont-ils fait seulement contre cette réforme ? Le malaise des
enseignants est symptomatique. Celui des
personnels hospitaliers aussi. Mais, surtout, les slogans parlaient
d'eux-mêmes.
Quand il est convaincu d'avoir raison, il s'accroche. En fait, il est
convaincu de sa mission, convaincu qu'il n'y a que lui qui puisse l'accomplir.
Olivier Duhamel
Le soutien
de l'opinion également. Les Français envoyaient un message à Emmanuel Macron.
Un an après le début du mouvement des « gilets jaunes », ils essayaient une
nouvelle fois de raconter leurs difficultés, leur impression de voir
disparaître toutes les conquêtes sociales du XXe siècle et d'être les dindons
d'une farce pour laquelle ils n'ont jamais explicitement voté. Les inégalités
entre territoires, la désertification d'une partie du pays, l'impossibilité de
se loger à un prix décent et à une distance acceptable de son lieu de travail,
la disparition progressive des services publics, l'état dramatique des
infrastructures… C'est à tout cela que la politique d'Emmanuel Macron semble
incapable de répondre. Et les allers-retours, les
contradictions et les ambiguïtés sur les arbitrages autour des retraites ne
sont qu'une illustration d'un dysfonctionnement plus général.
Force du narcissisme
Illusion d'optique, plaide le politologue Olivier Duhamel. « Il faut refaire
la chronologie pour comprendre ce qui s'est passé. Quand il lance ça en campagne, tout
le monde considère qu'il n'y a pas de problème paramétrique. Les médias
construisent des récits qui n'ont rien à voir avec le réel. En 1995, il y a
avait eu deux récits successifs : d'abord, de façon unanime, ils ont expliqué
que c'était une réforme formidable, puis, de façon tout aussi unanime, ils ont
dénoncé un pouvoir arrogant et droit dans ses bottes. Là, tous les médias
répètent : “Quelle erreur de ne pas l'avoir faite dès le début !” Mais pas un
n'a soutenu, depuis deux ans, qu'il fallait la faire. En fait, à sa place, tout
le monde aurait agi de la même façon. » Emmanuel Macron, victime du caractère moutonnier des
médias ? A tout le moins peut-on considérer que, s'il y a préjudice, il n'est
que récent. Mais celui qui conseilla le candidat en campagne ajoute, comme un
ultime plaidoyer : « Il n'a pas le pragmatisme d'un Chirac ou d'un Hollande.
Quand il est convaincu d'avoir raison, il s'accroche. En fait, il est convaincu
de sa mission, convaincu qu'il n'y a que lui qui puisse l'accomplir. »
Ce qui
explique les tensions actuelles ? L'isolement d'Emmanuel Macron
et la dominance de son cerveau techno
Un ancien proche
S'il y a un « problème Macron », c'est bien là qu'il faut le chercher. Dans le parcours de ce garçon qui a
vu se pâmer tous ceux qu'il a croisés. Il faut admettre qu'il sait jouer de son
intelligence, de ses aspirations sincères de jeune homme qui se vit, non pas
tant comme un écrivain que comme un personnage de roman. Force du narcissisme.
Lui qui
prétendait tout bousculer ne fait que perpétuer
On pourrait
voir un étrange paradoxe dans la coexistence, chez lui, de cette fibre
littéraire qu'il met en avant à travers les auteurs les plus éloignés possible
des vanités de ce monde, Colette, Giono, et son obsession forcenée de se forger
dès ses études des réseaux devant lui assurer, au choix, la réussite ou la
fortune. Il n'est besoin que de lire les excellentes enquêtes de Marc Endeweld
(l'Ambigu Monsieur Macron et le Grand Manipulateur) pour avoir un
portrait saisissant de ce milieu mêlant les intérêts privés et le supposé
service de l’État dans un mélange des genres effarant. Aucun paradoxe, affirme pourtant un ancien proche. « C'est un personnage
plus complexe que l'image qu'il projette. L'exercice du pouvoir amène une
simplification terrible. Mitterrand a souffert de la même réduction. » Mais, finalement, le même reconnaît
en creux que cet amour de la littérature, ces références récurrentes aux
lectures de sa grand-mère, ne pèsent rien à côté des dogmes de l'énarque et
banquier d'affaires.
Emmanuel Macron n'est que la reproduction de ses prédécesseurs. Lui qui
prétendait tout bousculer ne fait que perpétuer. « On est face à la
répétition du même, comme si aucune leçon n'était retenue des échecs
précédents. C'est comme ça. Les technos se croient élus pour faire une réforme
des retraites. Ce qui explique les tensions actuelles ? L'isolement d'Emmanuel
Macron et la dominance de son cerveau techno. L'énarque bouffe le khâgneux et
ne lui laisse aucune grâce. Il y a là une véritable dimension tragique. »
Certes, l'homme est surprenant. Ce côté bravache, d'abord, très « cour de
récréation », ce besoin de se mesurer : « Parfois, explique l'un de ses
interlocuteurs réguliers, quand il prend la parole sur un sujet, il dit :
“Tiens, cela va emmerder Ruffin.” Et ça ne rate pas, on voit Ruffin qui
rapplique immédiatement à la télé. Cela le fait beaucoup rire. »
Cette façon, aussi, de s'encanailler, d'oublier la fonction qui l'obsède
habituellement, le temps d'un selfie avec des jeunes gens dépoitraillés, a
quelque chose de consternant. Les impératifs de la communication suffisent-ils à expliquer les images de
ce président goguenard, entouré de danseurs en débardeur résille et microshort,
ou de jeunes gens lançant des doigts d'honneur à on ne sait qui ? Ou bien
faut-il voir dans ces moments de vulgarité absolue la certitude, de la part de
Jupiter enfant roi, qu'il a le droit de se lâcher, tant il est, toujours et
quoi qu'il arrive, au-dessus du vulgaire, du commun des mortels ? « Qu'ils
viennent me chercher ! » Le cri du cœur. Celui prononcé pour protéger
Alexandre Benalla, mais que le président semble nous lancer chaque fois qu'il
se heurte à la colère, au refus, de la part d'un peuple qui a le mauvais goût,
lui, de ne pas se pâmer. « Il séduit ceux qui sont du même milieu que lui, s'agace
un ancien ministre de François Hollande. C'est très
français, cette admiration, en politique et parmi les intellectuels, pour celui
qui a fait le bon cursus. Même les maires, lors du “grand débat”, sont sortis
subjugués. C'est cette idée qu'un inspecteur des finances vaut mieux qu'un gars
qui a un BTS agricole. »
"Parfois, explique
l'un de ses interlocuteurs réguliers, quand il prend la parole sur un sujet,
il dit : “Tiens, cela va emmerder Ruffin.” Et ça ne rate pas, on voit Ruffin
qui rapplique immédiatement à la télé. Cela le fait beaucoup rire."
Le « grand débat ». Un épisode significatif du fonctionnement d'un
président intimement persuadé qu'il est le meilleur et qui aime la confrontation,
non pas tant par courage que par volonté farouche d'avoir le dernier mot. Et
quand, dans ce grand débat, il invite les soixante-quatre plus grands
intellectuels français, c'est dans un dispositif effarant qui leur accorde
trois minutes pour poser leur question à un président qui se fera un plaisir de
leur démontrer qu'il est à leur niveau… Appliqué à la réforme des retraites,
cela donne une prétendue concertation qui masque mal le grand écart avec les
méthodes et la pensée d'une deuxième gauche dont il s'est pourtant voulu
l'héritier : « La deuxième gauche avait comme idée qu'une réforme juste
entraîne la société, poursuit notre ancien ministre. Lui est dans le principe de l'enfant
tout-puissant. Parce qu'il le veut, ça doit se faire. »
Plasticité idéologique
On connaît
le constat, résumé par un parlementaire LR : « Emmanuel Macron, ce qu'il lui
manquera toujours, c'est qu'il n'a jamais fait de permanence municipale ou
parlementaire. Moi, je reçois trente citoyens toutes les semaines, je vois des
chairs humaines. Si t'as pas vécu cela, c'est compliqué de présider au destin
de la France. »
Le garçon a
l'art de séduire les messieurs, mais il choisit en général ceux qui sont utiles
Pis, il est
parfaitement incapable de trouver des qualités à qui ne lui ressemble pas, à
qui n'est pas issu de ce système qui se croit méritocratique quand il ne
fonctionne que par connivence. « Il est entouré de ses semblables, constate
un proche observateur. Il y a deux sortes de premier de la classe. Celui qui
est copain avec le dernier de la classe parce qu'il est curieux et celui qui
est copain avec les autres premiers de la classe et n'a rien à dire au dernier
de la classe. Macron est de la seconde espèce. » Bien sûr, ces
derniers temps, le président rappelle à tous sa jeunesse provinciale. Il se met
en scène comme l'enfant d'Amiens, grandi loin des élites parisiennes. Mais il
suffit de se pencher sur son parcours de jeune homme pressé pour y trouver la
force d'attraction d'un système qui formate les esprits avec d'autant plus de
facilité qu'ils sont pétris d'ambition et avides de réussite. Le garçon a l'art
de séduire les messieurs, mais il choisit en général ceux qui sont utiles.
Henri Hermand, bien sûr, banquier, mécène historique de la deuxième gauche,
Michel Rocard, Jean-Pierre Jouyet et tant d'autres. C'est toute sa force, il
excelle à suggérer à chacun qu'il pourrait être celui qui osera ce dont ils
rêvent, qui appliquera ce qu'ils ont toujours rêvé de voir appliqué. Il est leur possible réussite, leur future apothéose, l'héritage qu'ils
laisseront au monde. D'où cette merveilleuse plasticité idéologique qu'il
affiche. Chevènementiste sur les questions régaliennes, social-démocrate quand
il dessine dans son programme un projet de réforme des retraites, libéral
anglo-saxon quand il s'agit de plaire à la bible thatchérienne, The
Economist, ultra-atlantiste quand il faut faire campagne, pourfendant l' «
État profond » quand il faut se présenter comme le refondateur de l'Europe
et des grands équilibres internationaux.
Il y a deux
sortes de premier de la classe. Celui qui est copain avec le dernier de la
classe et celui qui n'a rien à lui dire. Macron est de la seconde espèce.
Un proche
Mélange des genres
Qui est le
vrai Macron ? Quelle est sa colonne vertébrale, derrière ces postures
successives ? On serait tenté de la trouver dans ces moments où sonne l'heure
de vérité. Dans les moments où il faut réellement choisir, c'est-à-dire fâcher. Et là, les orientations ont le
mérite de la clarté. C'est la loi Egalim, vidée de sa substance, pour le plus
grand bonheur de la grande distribution, après des « états généraux de
l'alimentation » qui avaient suscité tous les espoirs, ce sont la signature du
Ceta et les louanges sur le Mercosur, avant que les insultes publiques de Jair
Bolsonaro ne lui permettent opportunément de rétropédaler pour coller à
l'opinion. Ce sont, enfin, les arbitrages industriels.
La vérité
d'Emmanuel Macron n'est-elle pas à chercher dans ces dossiers qu'il eut à gérer
comme secrétaire général adjoint de l’Élysée ou comme ministre de l'Economie ?
Alstom, Technip… Olivier Marleix, député LR, déclarait à Marianne en
juin 2019 : « Les sommes en jeu dans ces fusions sont immenses : dans la
vente d'Alstom Power à GE, du seul côté d'Alstom les “coûts de l'opération”
avoisinaient les 300 millions d'euros, souvent en success fees [frais de
réussite]. Pour une banque d'affaires, l'enjeu, c'est 10 ou 15 millions
d'euros. Pendant ses deux années à Bercy, M. Macron a autorisé des fusions pour
des montants colossaux : Alstom-GE, 13 Mds €; Alcatel, 15 Mds €; Lafarge, 17
Mds €; Technip, 8 Mds €. Cette accélération de l'histoire est inédite… Que les
financiers de la campagne, MM. Kohler et Denormandie, aient été en charge de
ces dossiers au cabinet souligne le mélange des genres ! »
Dans les
milieux d'affaires comme un poisson dans l'eau, mais visiblement pas des plus
habiles quand il s'agit de gérer la réalité d'un pays, avec ses mouvements
d'opinion et ses adversaires à convaincre. « Depuis le
temps qu'on nous bassine avec la start-up nation, commente un
des nombreux déçus du macronisme, il faut arrêter. Emmanuel Macron ne
gouverne pas la France comme une entreprise et cette réforme des retraites en
est la preuve. Si les entreprises françaises fonctionnaient comme ça, on aurait
le PIB de la Mauritanie. »
Le constat est là : les « gilets jaunes » ont constitué un tournant. Alors
qu'il croyait avoir repris la main, le président prouve face au mouvement
social qu'il est passé à côté du phénomène politique le plus essentiel des
vingt dernières années. « Les “gilets jaunes” devaient conduire au fameux
acte II du quinquennat, plus social, tout sourire, tout miel, analyse un
autre de ses proches. Dans les faits, l'épisode n'a fait que renforcer les
travers de l'acte I : cette politique du réformisme à marche forcée, orientée
uniquement vers les premiers de cordée. Il n'y a pas eu de volonté de renouer avec les
Français, mais une contraction supplémentaire. Il s'est
littéralement retiré des Français. Le fruit
des “gilets jaunes”, c'est une infinie solitude. » Pourtant, l'occasion
était formidable. « Avec les “gilets jaunes”, le message adressé était que
les Français aspiraient à participer à la vie collective. Comment se fait-il
que cette période extraordinaire où les Français ont dit “Nous voulons en être”
se résolve dans ce moment où on leur dit qu'ils n'en seront pas ? C'est une béance politique. » Mais le fait est qu'Emmanuel Macron
n'a pas la moindre idée de la vie de ses concitoyens. Quant à leur avis sur
l'organisation sociale et politique… « A part avec le “grand débat”, il n'a
pas une passion immodérée pour le Meccano territorial », tente un de ses
conseillers en mal d'euphémisme. Du côté du ministère de la Santé et des
Solidarités, c'est le même genre d'aveu : « Les questions de pauvreté, de
précarité, de petite enfance, il ne s'intéresse pas à ces sujets… mais il
apprend. »
Cet homme
n'a rien vécu, ne manie que le packaging habituel du communicant absolu… en
cela, il incarne le vide des élites.
Christophe Guilluy
Bref, la
vraie vie, les aspirations des gens ordinaires, l'égale dignité des citoyens
dans une démocratie… cela ne pèse rien face aux dogmes appris à l'ENA, dans
cette aristocratie de l'Inspection des finances. Bienvenue dans la République
des directeurs de cabinet. Quand en plus, Bruxelles - ô surprise ! - va dans le
même sens, comme c'est le cas pour la réforme des retraites, il serait aberrant
de demander son avis au peuple.
Penser la troisième voie
Pourtant, souligne le géographe Christophe Guilluy, l'erreur majeure
consisterait à trop personnaliser ce désolant constat. « Emmanuel Macron
n'est rien d'autre qu'un catalyseur. On surjoue l'intelligence de cet homme
pour masquer le fait que les élites sont de moins en moins cultivées. Cet homme n'a rien vécu, ne manie
que le packaging habituel du communicant absolu… En cela, il incarne le vide
des élites. La seule question à se poser est la suivante : comment Macron
est-il possible ? Qu'est-ce qui explique qu'un tel homme arrive à cette place ?
»
Il est
encore temps de penser la troisième voie
Ce qui
l'explique ? La mécanique d'un système qui a peu à peu vidé la démocratie de
son sens pour mieux se perpétuer. Qu'est-ce qui l'y maintient ? Le fait qu'une
majorité de Français ne croit pas une seconde que le Rassemblement national
puisse être une réponse adéquate et acceptable. Pour l'heure, nous ne sommes
pas au pied de ce mur simpliste. Alors, il est encore temps de penser la
troisième voie.
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